Villégiature à Suresnes... -5/5- Les Esprits, le mari...
On avait fait apporter des liqueurs et des cigares. Ce n’était pas une raison parce qu’il y avait un mort dans la villa pour faire chacun une mine qui ne le ressusciterait pas, bien sûr. D’ailleurs, après une pareille émotion il fallait du montant, un peu d’alcool et le cordial d’un papotage en commun. Quand la camarde a passé quelque part, les hommes éprouvent à l’ordinaire un besoin de se rassembler comme pour mieux se défendre contre l’ennemi commun. Il leur semble qu’ainsi réunis et surtout en disant des choses profitables sur son compte, la Mort hésitera de longtemps à choisir l’un d’entre eux. Pourquoi viendrait-elle les prendre puisque—affirment-ils—ils ne la craignent pas, au contraire? Ce serait pour elle une piètre victoire d’emporter une victime que la chose comblerait de joie. En lui décernant des aménités, ils espèrent confusément la désarmer, car l’infatigable Raccrocheuse ne peut vraiment pas, sans indiscrétion, se montrer démunie de toute urbanité avec des êtres qui ont d’elle une opinion si favorable.
Le premier, Molaert, qui avait ouvert dans Paris un cours spécial où il enseignait à quelques grandes bourgeoises et à cinq ou six femmes de hauts fonctionnaires de la République le symbolisme des gestes du prêtre à l’autel, le premier, Molaert fut en mesure d’obéir à ce sentiment.
Il parla d’un ton de voix cafard, qui avérait de façon formelle qu’il avait dû passer le meilleur de sa jeunesse à surveiller la blennorrhagie des cierges dans quelque sacristie du Brabant, ou à se faire épouser dans les jésuitières par les professeurs de chattemites du pays marollien. La mort, dit-il, est la récompense du croyant, l’acte le plus probant, par lequel Dieu manifeste sa bonté. Tout a été dit sur elle par les pères de l’Église et il serait ridicule de vouloir y ajouter. Cependant son caractère n’est réellement compris que dans les couvents et les cloîtres où on la salue comme la glorieuse, la sublime Salvatrice qui libère la créature de ce monde effroyable et la précipite dans le giron de Dieu. Dans la vie laïque, dans la Société ouverte, même parmi les plus pieux, elle est encore honnie et redoutée parce qu’elle tranche les vaines attaches qui unissent les êtres entre eux. Lui, Molaert, ne craignait pas la mort, non; il la désirait même comme une récompense à lui dévolue pour avoir vécu dans la règle parfaite de Jésus. Il ne désirait qu’une chose: qu’elle attendît quelques mois encore, afin qu’il pût briser tout à fait la vile enveloppe de sa corporalité, qu’il pût se maintenir dans la pure extase spirituelle du chrétien, n’escomptant plus d’autre joie que le commerce perpétuel avec son Créateur. Oui, dans peu de temps il aurait éliminé pour toujours la basse sensualité que le limon de son origine avait fait perdurer jusque-là en lui... Cependant, il s’angoissait à la pensée que le malheureux défunt avait pu mourir en état de péché mortel... Ces sculpteurs, cela vit toujours avec d’affreux modèles; cela n’a pas de mœurs et ils ne connaissent Jésus que pour en faire de honteuses reproductions en plagiant l’académie des individus les plus déplorables. Au moyen-âge, au moins, la mort subite ou sans confesseur n’impliquait pas forcément la perte du salut, puisque tout le monde se confessait, communiait à peu près chaque matin et que les prêtres veillaient jalousement sur leur troupeau. Ce qu’on pouvait risquer de pire, c’était le purgatoire, tandis qu’en l’heure présente où l’Église se trouvait honnie pour vouloir, quand même, dans son abnégation admirable, sauver les hommes malgré eux; quand elle succombait sous les coups des Dioclétiens de sous-préfectures, la porte du paradis ne devait pas s’ouvrir souvent... Ah! non! C’était à frémir...
- J’étais athée à vingt ans, mais depuis que le bonheur m’a visité, je ne suis pas loin de croire, dit Jules H., en coulant vers la Truphot un regard mouillé. Je n’adopte pas tout entier certes, le credo de Monsieur Molaert, poursuivit-il après un léger arrêt et en cédant au besoin de faire un calembour avec un mot de Renan qu’il n’avait pu comprendre, pour moi, Dieu n’est pas, il se fait... comme le camembert et le livarot.....
Et il s’esclaffa, se laissant tomber sur une chaise, les paumes battant les rotules, rendu hilare jusqu’aux larmes par son propre esprit.
La veuve fronçait le sourcil.
- Voyons, il ne serait jamais sérieux, même dans les minutes les plus graves. Elle n’aimait pas qu’on plaisantât sur un sujet aussi élevé.
Modeste Glaviot, debout, une main passée dans l’entournure du gilet, s’affirma panthéiste et déterministe en même temps.
- Dieu est dans tout: dans moi, dans vous, dans Madame Truphot, dans la terre du jardin, dans l’air du ciel et jusque dans l’âme de Nénette qui dort, là-bas, en jappant dans un rêve. Oui, il était partisan d’un panthéisme sans dualité, assez voisin du matérialisme, en somme, affirmait-il, mais qui avait conservé quand même un brin de spiritualisme, le rien de sentiment sans lequel on ne peut point vivre. Pour lui, la Conscience et la Force primordiales qui avaient ordonnancé l’Univers, s’étaient absorbées, résorbées dans leur œuvre. Attenter à quoi que ce soit qui existât, c’était faire souffrir cette Conscience, cette Déité si on voulait la nommer ainsi.
Donc, si Dieu était dans tout et si tout était en Dieu, on ne mourait pas. La formule actuelle de la personnalité s’effaçait pour faire place à une autre formule aussitôt suscitée après la disparition de la première. Ainsi quand je récite, ajoutait il, quand je dis mon œuvre, j’emploie, tour à tour, ces deux forces universelles qui sont la Pensée et le Verbe; j’utilise ces forces qui m’ont élaboré, moi, pour me déterminer ainsi, selon leur vouloir préconçu, et sans que j’aie la possibilité de me déterminer autrement. Je ne suis pas libre, en effet, de n’être point poète et d’agir dans un sens différent. Si je viens à disparaître, je ne meurs donc pas pour cela; je cesse d’user du monde dans le sens et le mode où vous m’avez constaté, voilà tout, mais le monde, l’œuvre universelle continuera à user de moi. Plongé dans l’immense creuset où se retrempent les Apparences et où bouillonnent les Causes, j’y puiserai une nouvelle Forme sous laquelle, derechef, je serai convoqué. Mais je devrai, encore et toujours, œuvrer pour la Pensée et pour le Verbe, puisque je fais partie du lot de créatures que ces deux Forces ont choisies et modelées pour arriver à leur but terminal, pour accomplir leur fin, ici-bas...
Ce n’était pas très clair, cependant toute l’assemblée approuvait de la tête.
- Il ne m’appartient pas de m’effacer, non... acheva-t-il, en envoyant sa main en l’air, comme pour marquer la grandeur en même temps que l’effrayante fatalité d’un pareil destin.
Sarigue, qui devait opiner à son tour, s’exhiba sentimental quoique païen. La Mort, pour lui également, n’existait pas puisqu’un seul baiser suffisait à donner la Vie. Il n’y avait que l’agonie de douloureuse et l’agonie c’était de ne point être aimé. D’ailleurs, il regrettait l’Olympe favorable aux amours, les dieux du passé, bons enfants, en somme, que les franches lippées passionnelles mettaient en joie, les dieux de l’Hellas et de la latinité qui versaient dans les querelles du traversin, les chichis de l’adultère, les potins de l’alcove ou du privé, tout comme les hommes... Dans ces temps bénis, on honorait les amants; on les glorifiait en public; on leur permettait même de s’égorgiller un peu. La passion ne déférait à aucun code, ne s’endiguait d’aucune mesure. Le philosophe, sur l’Agora obstrué de foule, pouvait recouvrir de son manteau deux jeunes êtres accouplés, de sexe différent ou identique, sans encourir, de la part de l’Héliaste, le reproche de complicité immorale. Hier, même, il avait lu une fort jolie chose, qui résumait de façon parfaite l’antiquité amoureuse. Et il cita sa lecture: Dans la sylve profonde de Délos clamant les gloires de l’Été, souvent le promeneur, qui errait en se récitant les vers de Moschus ou de Bion, croyait entendre le pivert frapper plusieurs fois de son bec acéré l’écorce des bouleaux argentés. Erreur! C’était l’œgipan qui, avant d’étreindre l’hamadryade, sur le tronc des chênes, essayait sa jeune vigueur...
Il recula son siège au milieu d’un murmure flatteur et la comtesse de Fourcamadan, délirante à la pensée de posséder un tel amant, le ceintura de ses bras et culbuta sa tête sur son épaule en lui faisant embrasser tout ce qu’un érésipèle antérieur avait bien voulu lui laisser de cheveux.
La Truphot, ensuite, notifia qu’elle était chrétienne et spirite. A son avis, l’Esprit, décortiqué par la mort de son enveloppe matérielle, ne pouvait pas consentir à s’éloigner, immédiatement, des lieux et des êtres qui lui avaient été chers. Les vérités de l’occultisme s’appuyaient sur le péremptoire des vérités catholiques, pour former le Tout du Surnaturel. Morbus, en somme, ne faisait qu’apporter des réalités tangibles aux déductions des théologiens. Le Pape était mal inspiré qui refusait d’enregistrer le miracle des tables tournantes. Il y avait là une preuve manifeste de l’existence de Dieu et de la Sainte Famille, une preuve équivalente au miracle de Lourdes, puisque c’était une manifestation incontestable de l’Au-Delà. Dieu, qui voulait que les sceptiques fussent confondus, ne s’opposait pas à ce que l’Astral du trépassé continuât à séjourner encore quelque peu ici-bas et répondît à l’appel des initiés... Tout à coup elle se frappa le front d’une main inspirée. Ah! elle avait une idée. Pourquoi ne profiterait-on pas de la circonstance qui n’était point susceptible de se renouveler; oui, pourquoi n’évoquerait-on pas, de suite, l’âme à peine envolée du sculpteur, qui certes, devait rôder dans les environs?
Siemans, muet jusque-là, arriva à la rescousse. Il déclara qu’il possédait une médaille bénite, une médaille sanctifiée par Monseigneur Potron, lui-même, au triduum des missionnaires, une pièce au profil de la vierge. Si l’on venait à la jeter sur un guéridon en giration, comme il l’avait vu faire chez un ami, le dit guéridon se démenait, ruait, se cabrait aussitôt en un cake-walk désordonné, pour se débarrasser de l’effigie bénéfique qui horrifiait le Malin, lorsque celui-ci habitait sournoisement l’acajou ou le poirier noirci du meuble. C’était un moyen infaillible pour se rendre compte si l’on se trouvait ou non confronté avec une âme bienheureuse. Il confia aussi, qu’à l’exemple de l’assistance, la Mort ne lui faisait pas peur. Il l’accueillerait en brave, en honnête homme qui n’a rien à se reprocher. Il voulait seulement un grand nombre de cierges et beaucoup de chants à son enterrement, car la pompe chrétienne était ce qu’il y avait de plus beau sur la terre et il aimait follement la musique.
Dans quelques années - il avait le temps encore - il commencerait à mettre de l’argent de côté afin de réaliser un projet caressé. Il voulait doter sa paroisse du brassard gratuit pour les premiers communiants pauvres. Un capital d’au moins vingt mille francs était nécessaire pour cette œuvre. Mais pour en revenir à son trépas, il désirait être enterré au Cimetière Montmartre, une nécropole bien famée, où il y avait beaucoup de grands hommes, et où l’on ne rencontrait que des morts qui se respectent. Il aurait bien aimé dormir près du général en bronze couché dans son manteau, près du général Godefroy Cavaignac qui se tenait dans la grande allée, à gauche, mais toutes les places étaient prises à ses côtés. Il avait toujours rêvé, comme monument funéraire, d’une dalle de granit gris cendré entourée de pensées et de myosotis au printemps, d’un petit portique grec en ruines où deux déesses éplorées, en drapé phrygien, soutiendraient un médaillon offert par ses amis, avec son prénom seul et cette simple inscription: A Adolphe, tous ceux qui l’ont aimé.
La Truphot menaça d’être emportée, derechef, par un Niagara lacrymal; elle se tamponna les yeux en gloussant, et cette manifestation d’attachement ravagea Jules H. qui croyait désormais posséder victorieusement son esprit. Depuis une heure, il cherchait le moyen de mettre tout le monde dehors pour passer la nuit seul avec elle, ce qui parachèverait sa conquête. Mais son indigente imagination n’avait suscité nul expédient. Mme Truphot que l’évocation funèbre de son amant avait remuée et reportait au mort, larmitait et se lamentait par saccades.
- C’est mon bon cœur qui m’a valu cela encore... On a beau dire, c’est trop stupide à la fin d’être pitoyable... Me voilà maintenant avec un mort sur les bras... Un cadavre qu’il va falloir faire enterrer.
Le prosifère dut la consoler pendant que Siemans montait quérir sa médaille et que l’on préparait la table.
- Il ne sert à rien de vous désoler, Amélie, lui disait-il. Ne sommes-nous pas là pour vous assister. Grâce à vous, la science psychique va faire un pas décisif. Cette mort aura donc eu, en somme, un côté profitable.
Les lampes baissées, on avait fait place nette autour de la table, pour qu’elle ne fût pas gênée dans les cabrioles et l’épilepsie que Modeste Glaviot transmué en médium allait lui conférer. La veuve, elle-même, avait désigné l’histrion en se portant garant de sa fluidité et de son ésotérisme. Molaert, avec une moue d’improbation, s’était fait disparaître. Il répugnait à l’occultisme qui, ainsi qu’il l’avait confié à Sarigue, lui apparaissait «comme les sentines, le goguenot de l’au-delà.» L’horloge de l’église proche égouttait lentement la dixième heure et, par delà les fenêtres ouvertes, les beuglements des pochards attardés et les sifflets des trains excoriaient le silence nocturne. Les lumières qui illuminaient les vitres, dans les maisons voisines, s’éteignaient une à une. C’était le moment où, ensuite de la bâfrerie du dimanche, les bourgeois se préparaient à barater leur épouse ou leur concubine, afin de parachever la liesse hebdomadaire. Justine avait tiré sur leurs tringles les anneaux grinçants des vieux rideaux de brocard encuirassés à la base par la poussière et le pissat des chiens. Tous étaient assis, encerclant le guéridon d’un pourtour de mines graves et solennelles. La comtesse poussait de petits cris effarés devant l’imminence des esprits d’outre-monde, et la Truphot avait reconquis un visage attentif et sapient de vieille sorcière, qui se pourlèche devant un sabbat attendu. Déjà ils s’étaient rapprochés, les paumes maintenant à plat sur le bord du guéridon et les yeux fixés au centre, avec, au fond d’eux-mêmes, comme venait de le commander Modeste Glaviot, «l’énergique vouloir que la table tournât.»
Mais, subitement, tous tressautèrent, et restèrent les mains suspendues, immobiles, et pleins d’une indicible terreur. Un à un et à intervalles réguliers des coups résonnaient dans la cloison. C’était distinct et net, précis et métallique. Aucun d’eux ne douta que ce fût l’esprit du mort qui, plein de déférence, manifestait son bon vouloir à sa façon, avant de venir se domicilier dans la table. Cet imprévu déroutant, qui n’avait pas été consigné au programme, les glaçait. Modeste Glaviot eut un redressement de son front penché qui signifiait nettement: hein, vous voyez! Mais Sarigue, compatriote d’Apulée, ne put se tenir d’aller le premier enregistrer le miracle. Il se leva et dans l’autre pièce constata la présence de Molaert qui, armé d’un fleuret, la figure zébrée de rides coléreuses, tirait au mur entre deux lampes placées par lui sur un meuble.
- Coupé-dégagé; je lie en sixte... et je me fends... proférait-il, rageur... Et il boutonnait la cloison...
- Ah! fichtre, vous nous avez fait peur avec votre escrime, dit Sarigue, au moment même où Madame Laurent, dont la valise attendait dans le corridor, survenait à la porte du salon, pour prendre sèchement congé de la veuve. Juste en cette minute, deux coups de sonnette, un spondée: deux appels longs et impératifs, retentirent à la porte d’entrée. La Truphot s’était dressée toute pâle sous la couperose ordinaire de son faciès, et le père Saça, le jardinier-concierge, accourait, en trottinant, prendre des ordres, son dos circonflexe sautillant dans le noir de la cour. Une inquiétude poignait la veuve. Si c’était le mari? Après une seconde d’indécision, elle se décida pourtant à accompagner le vieil homme pour parlementer à travers la porte et n’ouvrir qu’à bon escient. Les spondées et les dactyles de la sonnette avaient repris et, maintenant, c’était un carillon endiablé qui menaçait de ne point s’apaiser et déchaînait l’émoi de tous les chiens d’alentour. Seuls, ceux de Mme Truphot, en bonne chiennerie scabreuse, s’étaient tapis sous les meubles pour y cacher leurs affres et y évacuer les liquides de l’effroi. Dans le salon, Jules H., le couple Sarigue, Siemans, qui venait de redescendre avec sa médaille, et Modeste Glaviot, la main en l’air, encore dans l’attitude injonctive propre à commander la sarabande du meuble possédé, se frottaient les uns contre les autres, travaillés eux aussi d’un malaise inexplicable. Enfin la veuve, accotée à l’huis, s’était mise à faire jouer le petit judas encastré dans le panneau et elle interrogeait.
- Qui est là, à pareille heure?
- Moi, Jacques Roumachol, que vous connaissez bien, Madame Truphot. Ouvrez-moi vite; je viens pour une affaire importante et j’avais peur que vous ne fussiez déjà couchée.
Mme Truphot, en effet, connaissait ce Roumachol, un peintre qui avait dîné quelquefois chez elle, il y avait déjà plusieurs années, mais elle restait inquiète quand même, ne se hâtant pas de faire jouer la serrure.
- Êtes-vous seul, bien seul? ajouta-t-elle.
Un rire s’éleva derrière la lourde porte.
- Non, mais croyez-vous que je suis accompagné d’un escadron de cavalerie, comme le Petit-Père ou le Schah de Perse en vadrouille.
Mme Truphot, rassurée par cette gouaille d’atelier, se décidait enfin à ouvrir. Elle tournait elle-même la clef. Alors, on vit une chose inattendue. Le père Saça fut soudain enlevé de terre comme s’il avait servi de projectile à quelque invisible catapulte, et son corps, qui se ployait aux reins, tournoya ainsi qu’un gigantesque boomerang, vira tel un de ces énormes morceaux de bois convexe qui servent aux aborigènes de l’Australie à chasser le Kanguroo. Il vint s’abattre avec un bruit crissant de feuillages écrasés au beau milieu d’une touffe de lilas, où il se mit à geindre éperdument.
- C’est lui! C’est lui, hurlait la Truphot, hispide, déchevelée, en se sauvant, les bras au ciel.
Comme elle le laissait entendre, c’était Laurent qui, accompagné de Jacques Roumachol, son ami, emmené par lui dans le but unique de se faire ouvrir la porte, fonçait, tel un taureau échappé, et le revolver à la main par surcroît. Il paraissait exaspéré, hors de lui, vociférant d’effroyables choses, et son compagnon se pendait à son bras, s’efforçant de lui arracher l’arme qui, d’un instant à l’autre, pouvait produire un irréparable malheur.
- Ma femme! Ma femme! toute seule dans ce mauvais lieu.... Ma femme tombée dans un prostibule!...
Rentré à Paris, vingt-quatre heures plus tôt qu’il ne le pensait au départ, il avait trouvé au logis un mot de Madame Laurent, épinglé à la dépêche apocryphe, et lui expliquant qu’elle se rendait à Suresnes selon ses conseils. Sans perdre une minute, devinant le traquenard, il était allé chercher Roumachol, pour forcer par subterfuge—car sans cela on l’aurait laissé dehors—la villa de Mme Truphot et reconquérir sa femme, coûte que coûte. Près de la porte entr’ouverte du salon, il s’était enfin saisi de la Truphot, et il la secouait comme un prunier.
- Où est-elle? dites-le tout de suite si vous ne voulez pas que je vous étrangle. Et il lui fouaillait le visage de sauvages épithètes: Misérable, vous vouliez la donner à votre amant, à votre Belge saumoné pour mieux le river à vos sales jupons d’entremetteuse bourgeoise et de brehaigne frénétique...
Il se méprenait cependant sur les mobiles de Mme Truphot, car si celle-ci faisait du proxénétisme par amour de l’art, elle était innocente du comportement trivial qu’il lui imputait et qui consiste à s’adjoindre des aides. Elle s’estimait, bien au contraire, et pour longtemps encore, apte à faire le nécessaire et même à distancer qui que ce fût sur les couettes d’amour.
Mais déjà, Madame Laurent était dans ses bras et ils s’étreignaient farouchement, cette dernière l’apaisant d’un coup par cette seule protestation.
- Est-ce donc que tu n’avais plus foi en moi pour verser dans un émoi pareil?
Siemans, J. H., Glaviot, Molaert et le couple Sarigue, tous les animalcules de la putréfaction, tous les protozoaires du croupissement, avaient disparu, s’étaient obnubilés comme par miracle. Un instant, sous la lumière fadasse de la lune qui s’était dégagée, on put voir l’auteur de Julius Pelican faire des efforts désespérés pour hisser l’ichtyomorphe de la Truphot pardessus le chaperon du mur. Un jupon rose traînait sur une plate-bande pelée, que la comtesse avait dû perdre dans sa fuite, puis un bruit de verre brisé et des jurons s’entendaient chez le maraîcher voisin, émanant du grimacier montmartrois, qui pataugeait et s’empêtrait, dans sa fuite, parmi les châssis de salades, les cloches à cucurbites, où il s’était imprudemment jeté en risquant les crocs du molosse ou les coups de fusil du propriétaire. Les chiens Moka, Spot, Nénette et Sapho, ayant enfin retrouvé l’usage de leur vaillantise, aboyaient à l’unisson, vitupéraient furieusement Laurent qui avait attiré sa femme dans le salon et, près de la table, où l’esprit du mort, privé de l’adjuvant de Modeste Glaviot, n’avait pu s’insinuer, sanglotait de joie, laissant tomber sur ses mains les gouttes chaudes de ses larmes, rien qu’à les retrouver intacte parmi ce lupanar non autorisé. Cette scène eut même le don d’attendrir la veuve, car les spectacles de tendresse ou de passion vécue précipitaient toujours, jusqu’au déluge, l’activité de ses sécrétions intimes. Bien qu’elle eût tout intérêt à ne pas s’exhiber d’aussi près et à laisser le peintre, Laurent et sa femme quitter en paix la maison, elle n’y put résister.
- Vous l’aimez donc? questionna-t-elle d’une voix passionnée, d’un timbre ravagé, où pantelait toute son âme de vieille amoureuse. Puis comme Laurent ne lui répondait pas et se contentait de botter Nénette et Sapho qui s’étaient approchées trop près de ses chausses, elle pointa autour d’elle un coup d’œil circulaire, aperçut les deux bonnes qui avaient quitté la veillée du mort pour ne rien perdre de l’esclandre, la cuisinière accourue elle aussi tout en torchant une casserole, et elle se précipita sur leur sein, à tour de rôle, hululant contre leurs joues, faisant dodeliner sa tête caduque, dans l’envol des mèches grises, des épaules de l’une aux épaules de l’autre.
- Ah! mon Dieu, si j’avais su! Ce n’est pas ce qu’on croit! Je suis une honnête femme. On m’a diffamée, insultée!...
Roumachol lui-même ne put l’éviter: avant qu’il ne se fût mis en garde, elle était dans ses bras.
- Si on peut me traiter ainsi, mon seul tort est d’avoir voulu inviter Madame Laurent, malgré tout. Je l’aime comme ma fille... Je l’aurais défendue comme mon enfant...
Quand le peintre fut hors de son étreinte, se secouant, luttant contre la nausée que lui avait value cette embrassade, la Truphot chercha des yeux quelqu’un encore sur le cou de qui elle pourrait tomber. Chacun, hélas! hormis l’auteur dramatique et sa femme, avait reçu son lot d’étreintes désolées, et en cette circonstance, les cinq cents poitrines d’un bataillon d’infanterie en front de bandière, sur lesquelles elle aurait ruisselé successivement, n’eussent point apaisé l’accablement attendri de la veuve. Les yeux obscurcis de larmes, n’y voyant plus très clair, elle se lança en avant, plongea des épaules, se préparant, dans son deuil effréné, à accoler une des colonnes de fonte soutenant, à la porte du salon, la plafonnée du vestibule et que la cécité de son affliction lui faisait prendre sans doute pour une personne humaine. La femme de chambre dut se précipiter et la retenir juste comme elle allait s’arracher les joues contre le métal sans aménité. Elle revint alors délirante vers Laurent et sa femme qui, amusés tous deux de la scène, riaient maintenant.
- Je vous en prie, mes chers amis, ne nous quittons point en ennemis... Je vous adjure, je vous objurgue, ne me gardez pas rancune....
Certainement elle allait les investir quand Roumachol arrêta son élan en lui tendant une glace de poche, et en lui conseillant de s’expédier dans le jardin où elle pourrait se donner un coup de peigne au clair de lune... elle en avait besoin.
La sortie de Laurent, de sa femme et du peintre s’effectua entre quatre gendarmes, muets et bien alignés, que Siemans et J. H. étaient allés quérir en leur conseillant de se placer à la porte d’entrée, et qui vinrent, comme il est décent, protéger la morale et la propriété représentées par la veuve et sa trôlée d’entretenus. Cependant ils ne se décidèrent pas à verbaliser ou à arrêter les envahisseurs, malgré toute l’éloquence et l’impeccable argumentation usagées par le gendelettre pour obtenir ce profitable résultat.
Siemans ayant fait son devoir et confié à la maréchaussée le soin de veiller sur la sécurité de la Truphot se sentit sans entrain pour rejoindre la villa. Il déclara que d’importantes affaires l’appelaient à Paris pour le lendemain; il lui fallait s’entendre avec l’architecte, donner des congés, signer des engagements de locations, car il gérait les immeubles de la veuve; d’autre part Laurent et Roumachol pourraient revenir, et il était trop pacifique pour endurer deux fois la vue des armes à feu, bref il préférait rentrer à Paris par le dernier train. Et il prit délibérément le bras de Jules H., pour le mener lui aussi à la gare. Mais celui-ci se démena; il argua à son tour qu’il avait laissé son manuscrit dans la maison, le manuscrit d’Eros et Azraël pour lequel il devait signer un traité avec le plus gros éditeur de Paris. Il lui fallait, de toute force, reconquérir le précieux papier. Ils se retrouveraient sur les deux heures de l’après-midi au café de la Rotonde, car il ne voulait pas le faire attendre. Siemans eut un rire équivoque, tapa sur le ventre du camarade en l’appelant... sacré viveur.. et lui souhaita bonne nuit, de l’air bien tranquille d’un Monsieur dont la situation est inexpugnable et contre qui on se démène bien vainement. Puis il entra prendre son billet pendant que le prosifère dégringolait à toutes jambes la sente chantournée et rocailleuse qu’ils avaient ascensionnée pour arriver à la station du Haut-Suresnes.
Dix minutes après, il était de retour près de la veuve qu’il trouva rassérénée, assise devant une bouteille de fine et occupée à griller des cigarettes. La Prévôté était partie; la porte se trouvait libre de baudriers jaunes. Les bonnes avaient abandonné définitivement la chambre du mort et tenaient compagnie à Madame. Le père Saça, vautré sur le canapé, se faisait frictionner à l’arnica par la cuisinière, déclarait qu’il souffrait de lésions internes et qu’il était estropié pour le restant de ses jours, bien sûr. Il jura qu’il intenterait un procès à Laurent et que Madame Truphot servirait de témoin, mais Mme Truphot ayant protesté qu’elle ne voulait pas d’esclandre, il parla alors d’un viager qu’on devrait lui faire et, comme il finissait d’ingurgiter un grog, il poussa de grands cris ininterrompus, exigeant qu’on fît venir un prêtre, car ses douleurs augmentaient... Certainement il ne passerait pas la nuit... La cuisinière affirmait qu’elle avait vu rôder des fantômes dans le jardin, qu’un esprit depuis une heure s’acharnait à lui donner des coups de pied dans l’estomac, qu’elle avait les sangs tournés, et que le saisissement allait la rendre hydropique. Tous ses gages désormais devraient passer en médicaments, certes elle aimait bien Madame, mais le service de Madame était trop difficile avec des événements pareils. Elle entrerait le lendemain à l’hôpital, après avoir fait constater son état; son dévouement ne pouvait aller jusqu’à mourir de gaieté de cœur pour Madame. Jules H., que les incidents avaient servi, car il restait maître du champ de bataille dont la veuve était le trophée, Jules H. victorieux de tous ses rivaux qui, pour la seconde fois, allait dormir avec Mme Truphot et profiter de la récidive pour sceller, sans doute, leur union de définitifs serments, fut obligé de fuir avec elle devant les piaillements ancillaires servant de prélude à leurs félicités nocturnes.
—J’ai l’foie décroché, j’ai pour l’moins attrapé une bonne hernie étranglée... j’sens déjà mes boyaux couler sur mes cuisses! J’veux ma suffisance, ma goutte et mon tabac pour l’restant d’mes jours, lamentait le père Saça.
—Qu’est c’qui m’gagnera mon pain quand je vas me gonfler d’eau comme un cuvier à lessive, et que j’suis condamnée à tomber un beau jour en cacalepsie, sur mes fourneaux, à la suite des souleurs de c’soir... Faut qu’elle assure ma vieillesse, appuyait la cuisinière.
—C’est elle qu’a fait mourir l’beau jeune homme, ce pauvre sculpteur d’en haut pour en hériter, surajoutaient Justine et Rose, l’autre bonne, en coulant leurs menaces dans la cage de l’escalier.
Dans les bras de Mme Truphot, pour qu’elle goûtât en toute béatitude les voluptés que propulsaient sa voltige amoureuse, le prosifère dut se porter garant qu’avec seulement deux billets de cinq louis, il apaiserait, le lendemain, la sédition de toute cette racaille.
Je termine ici, la publication de ces extraits d'un récit beaucoup plus long....
Ce texte extravagant, extrait du ''Salon de Madame Truphot'', paru en 1904, fut la cause de ruptures entre écrivains...
Il fut écrit par Fernand Kolney (Ferdinand Pochon) ; peut-être même arrangé avec la complicité de son beau-frère, l'écrivain Laurent Tailhade (1851-1919)...
Dans ce foisonnant roman, on peut y reconnaître, la veuve d'un M. Pruvost et son tendre secrétaire Jules Herman... On reconnaît l'anecdote jouée par Madame Prévost et Jules Herman à Tailhade ; quand ils emmènent la femme de Tailhade à Luchon, en espérant la « caser » auprès du jeune Frédéric Boutet … !
Dans d'autres passages, Jaurès est dépeint sous le sobriquet de Truculor, Achille Essebac sous celui de Cyrille Esghourde, Sébastien Faure est Aurélien Faible et enfin Octave Mirbeau devient Georges Sirbach.... Kolney va également s’acharner sur Alice Regnault, jusqu'à l'insulte ! Et, Tailhade finira par se brouiller avec Kolney...
En 1901, Tailhade – poète et anarchiste - ( après deux mariages) épouse Eugénie Pochon, sœur de son ami, Fernand Kolney. La mariée a vingt-deux ans de moins que l'époux. Madame Tailhade participe étroitement à la vie littéraire de son mari. Bonne cantatrice et excellente pianiste, ils faisaient un duo original lors de conférences.
Après sa mort, elle écrit plusieurs romans érotiques sous le nom de Marie-Louise Laurent-Tailhade...