1949 – 1950 – Gide – Mort de E. Mounier
1949 - L'année de ses quatre-vingt ans, André Gide est célébré comme l'un de nos plus grands écrivains. La parution de son Journal, son Anthologie de la poésie ; l'annonce de la parution prochaine de sa correspondance avec Claudel, et régulièrement à la radio la diffusion d'entretiens avec Jean Amrouche ; ont sans doute poussé Lancelot, sans s'être annoncé, à oser sonner à la porte d'André Gide – qu'il avait déjà rencontré à diverses reprises, je le rappelle : - en 1921 la première fois, - en 1938 ils avaient mangé en tête à tête chez Lesur, - aux décades de Pontigny, etc.
Et, magnifique coïncidence, au moment où Lancelot se présente devant la porte du cinquième étage, ''du Vaneau'', Yvonne Davet ( la secrétaire de Gide) sort avec Julien Green. Ils se saluent, et Yvonne signale que Gide est fatigué, mais qu'elle lui rapportera sa visite dès demain. Lancelot est déçu, et Yvonne les prie puisqu'ils sont ainsi mis à la porte, de l'accompagner dans une brasserie proche ; en effet, elle aurait besoin de se confier sur des faits qui concernent André Gide.
Sur le trajet, Lancelot s'empresse de rappeler à Julien Green, qu'ils se sont connus il y a bien longtemps au lycée Janson de Sailly. C'était en 1914, Lancelot quittait alors Paris, et laissait Julien qui venait de perdre sa mère... Julien Green, soudain, se souvient très bien, et exprime son émotion de se rappeler tout cela … Lancelot ne l'a pas oublié, il est vrai facilité par la lecture régulière de ses ouvrages.
Yvonne Davet est cette jeune femme, que Lancelot rencontra en 1933, chez Gibert. Elle avait tout quitté, Avignon, son mari, son fils ; pour rejoindre André Gide à Paris. Elle va passer sa vie à suivre Gide, jusqu'en Tunisie, en 1940; si c'est possible, mais il refuse. Alors, par dépit, elle part comme travailleuse volontaire en Allemagne. Elle déchante. Elle rentre en France fin mai 45. Elle va faire différentes traductions, dont celles d'Orwell. Gide l'engage comme secrétaire au printemps 46.
A présent, Yvonne se dit en butte à des manœuvres de Van Rysselberghe, et à la « perfidie d'Amrouche ».
Je vais laisser ici cette affaire, sur laquelle il est bien difficile de discerner...; pour ne retenir que cette occasion de rencontre avec Julien Green, qui invite Lancelot à le visiter rue de Varenne ; ce que Lancelot ne tardera pas à faire.
Le 23 mars 1950, nous apprenons cette terrible nouvelle, par la presse : « Emmanuel Mounier est mort subitement cette nuit, d'une défaillance cardiaque due au surmenage. »
Lancelot avait soutenu la ligne d'Esprit dans les années trente, et il se souvient que Vichy s'inquiétait de l'influence de Mounier sur ''Jeune France''. Nous étions en 1941, il ne pouvait plus faire de conférence à Uriage, et sa revue Esprit est interdite. Lancelot l'avait rencontré, dans son appartement de la Croix-Rousse à Lyon ; et avait préparé avec lui les ''Rencontres de Lourmarin ''. Précédemment, on pouvait le croiser lors des dimanches des Maritain à Meudon.
Lors d'une discussion sur la recherche du bonheur, et définir ainsi des valeurs à défendre pour le permettre, s'il insistait sur les valeurs économiques, il ajoutait que les rendre supérieures aux autres engendraient le désordre. Le plaisir, l'argent, la santé, le confort, la puissance, participent au bonheur ; et pourtant - aimait-il dire - : « le bonheur ne suffit pas pour être heureux ».
En démocratie, chacun doit savoir où est son bonheur ; et ne pas s'en décharger sur la société. Il faut replacer l'éthique des besoins humains dans la perspective de la '' Personne''. « L'économique ne peut se résoudre séparément du politique te du spirituel. »
Pour lui, L'Absurde, était une sorte de métaphysique de la solitude intégrale; c'est celle qui nous reste quand on a perdu la vérité et la communauté des hommes.
Sa pensée est vraiment celle qu'il faut à notre temps, hélas, elle reste inachevée...
Les obsèques ont eut lieu le 24 mars en l'église de Châtenay-Malabry, célébrées par Depierre, un ami de Mounier, prêtre ouvrier.
« Que nous reste-t-il ? Il nous reste ce que nos yeux ont vu, ce que nos oreilles ont entendu, vendredi matin, dans cette pauvre église de banlieue, nous tous, disciples, amis, adversaires fraternels, pressés autour de la dépouille d’un écrivain mort à la tâche, et de cette jeune femme voilée, et de la petite fille qu’elle tenait par la main. Il nous reste la promesse que nous apportait, au nom du Christ, l’abbé Depierre : il reste assez de sainteté dans le monde pour sauver le monde. » François MAURIAC
A la sortie de cette ''guerre totale'' ; la nouvelle société nous entraîne t-elle vers l'apocalypse ? La ''modernité '' est-elle en cause ? Pour les chrétiens de l'entre-deux guerres, en ce début des années cinquante, la question reste encore d'actualité.
Mounier s'oppose à la charge de Bernanos contre la civilisation technique. Si la ''machine'' n'apporte pas le bonheur, les méfaits techniques doivent être surmontés par un progrès de l'humanité. La machine « n’est que l’extension du corps de l’homme dans le corps du monde. » ( la Petite Peur du XXème siècle ). Contre les prêcheurs d'apocalypse, Mounier rejoint l'optimisme de Teilhard de Chardin.
Jacques Ellul, proche de Mounier, dans les années trente, constate que la technique dépossède l'homme de toute emprise sur le réel. L'homme pourrait ne plus penser que de façon technique. Si « l’environnement de l’homme n’est plus fait que d’objets techniques », si « la technique intervient directement sur la vie de l’homme » ; alors elle lui demandera « des adaptations comparables à celles qu’avait exigées primitivement le milieu naturel. »
Il ne s'agit sans-doute pas de la fin du monde ; mais de la fin d'un monde.
Bernanos prévoyait un homme moderne, docile, irresponsable, complaisant à toute volonté du collectif dans un « paradis des robots ». Mounier prêche pour une humanité enfin mature devant les dangers.
Ellul, craint que l'homme n'ait plus d'emprise sur un système technicien, qui recrute les techniciens... « Le sacré, le religieux non technique est éliminé. Ainsi l’homme ne peut se situer nulle part d’où il pourrait porter une appréciation sur ce processus. Il n’y a aucun « point de vue possible. (…) L’homme est entièrement « de ce côté-ci » du système et n’a plus aucun « au-delà » de ce système à partir de quoi le « voir » et le critiquer. » ( la Technique, ou l’enjeu du siècle ).
Pour le chrétien Mounier, l'incarnation du Christ réconcilie l'homme et la création ; et au travers d'un progrès collectif de l'humanité. L'Histoire est celle d'un salut collectif de la création ( unifiée) : « une marche collective d’âge en âge de l’humanité entière, qui entraîne le monde physique avec elle dans la Rédemption ». (Mounier, 1949)
Mounier précise que « l’homme a la mission glorieuse d’être l’auteur de sa propre libération » (Mounier 1949 )