Voyage en Angleterre -7- la Société des Apôtres
![]() Trinity College Statue de Lord Alfred Tennyson, Apostle |
Sir James George Frazer (1854-1941), anthropologue, et agnostique, se passionne pour l'étude des mythologies et des religions... C'est une personnalité de l'université de Cambridge... Il va permettre à Anne-Laure de comprendre une particularité de l'Université : la société des Apôtres ( Apostles), presque centenaire... La plupart d'entre eux ( exclusivement masculins ) viennent des collèges de St John's, Trinity et King's. Le candidat «potentiel» ne sait pas qu'il a été proposé avant d'être accepté. Lors de son initiation, il est informé de l'histoire et des traditions de la Société, il signe « Le Livre » , prête serment, et fait vœu de garder le secret... Les membres actifs sont appelés ''apôtres'', et les anciens ( diplômés...) sont appelés les anges. Cette société est influente, car elle est composée d'hommes parmi les plus influents de la vie publique britannique:

Ainsi du groupe Bloomsbury, en font partie : John Maynard Keynes, Leonard Woolf, Lytton Strachey et son frère James, GE Moore et Rupert Brooke, Roger Fry et Duncan Grant, sont tous des apôtres.... Et aussi : Lord Tennyson, Bertrand Russell, Ludwig Wittgenstein, John Maynard Keynes, Lord "Victor" Rothschild - ainsi que Anthony Blunt et Guy Burgess...
Au fond, la société est un groupe de discussion qui se réunit pour discuter et débattre de sujets tels que la vérité, Dieu et l'éthique. Ils peuvent, par exemple se réunir le samedi soir ; leur sont servi, du café, des toasts ( et ce qu'ils appellent des ''baleines'', c'est à dire des sardines sur toast...). L'orateur planche sur un sujet, à l'issue duquel la question est ouverte au débat, le plus souvent, les membres votent un avis... Immédiatement après le vote, un tirage au sort est effectué pour sélectionner le sujet et l'orateur pour la séance suivante. Les membres qui ne présentent la planche promise sont condamnés à une amende.

«The Book», date de la fondation du groupe en 1820. Cet ensemble de livres comprend des notes manuscrites relatives aux sujets abordés lors des réunions hebdomadaires. Le livre établit une liste de règles strictes quant à l'assiduité et la discipline de réunion.
Cependant, à cette époque, les Apôtres sont accusés d'avoir favorisé le malaise spirituel, la «pourriture humide» du doute, du nihilisme et du pacifisme, qui a érodé l'establishment anglais de l'intérieur et finalement, a coûté à la Grande-Bretagne, son empire....

Anne-Laure profite de cette présentation, pour espérer en savoir un peu plus sur d'éventuels '' Round Table groups'' ; mais, commence par évoquer la franc-maçonnerie... Tout le monde connaît ici, la loge ''Isaac Newton'' de l'University de Cambridge... Elle a le privilège d'initier des membres diplômés de l'université quel que soit leur âge ( sans la limitation des 21ans).

Et, rien n'est plus simple ici, de rencontrer des francs-maçons ou de visiter la loge... Par contre parler de '' Round Table '' nécessite d'être avec des personnes de confiance dans un lieu discret...
Nous sommes en 1911, et précisément Lord Rothschild vient de créer une society de ce nom... elle va d'ailleurs essaimé dans tous les dominions de l’Empire britannique, et aussi aux Etats-Unis... Mais, attention prévient Sir Frazer, il y a beaucoup d'avis très tranchés sur ce qui se passe en ce moment … Vous devez savoir qu'à l'origine de des sociétés, se trouve la '' Fabian society '' : cet institut a vu le jour à Londres en 1884 sous l’impulsion de politique anglais comme Sydney Webb (1859-1947) et de son épouse, Béatrice Webb, ou encore de l’écrivain irlandais George Bernard Shaw (1856-1950).
Sir Frazer insiste alors pour qu'Anne-Laure rencontre absolument une jeune femme qui a alimenté il y a trois ans la chronique mondaine, mais qui n'est pas si frivole que cela … Vous allez vous en rendre compte...

Il s'agit de Amber Reeves (1887-1981). Elle a fait ses études au Newnham College de Cambridge ; et précisément, est membre fondatrice de la Cambridge Fabian Society ; c'était en 1906... C'est la première société de Cambridge à recruter aussi des femmes. Jeunes femmes et jeunes hommes se rencontrent régulièrement sur un pied d'égalité et discutent de tout, des croyances religieuses aux problèmes sociaux en passant par la sexualité, ce qui est impossible dans le milieu conventionnel du foyer ou de la famille...
Ici son nom évoque sa scandaleuse liaison avec HG Wells (1866-1946), un ami de ses parents, marié...
HG Wells, est alors socialiste, et donc membre de la Fabian Society, il définit ses premiers romans, comme ''scientifiques''.
Amber Reeves, après la naissance de l'enfant de Wells, Anna-Jane, et son mariage de complaisance précipité avec l'avocat Rivers Blanco White ; s'est retirée pour l'instant dans sa vie privée...

Elle n'en reste pas moins active en politique, et de plus vient de publier son premier roman, The Reward of Virtue (1911), ce livre traite de l'éducation conventionnelle inadaptée des femmes, et insiste particulièrement sur l'ignorance de sa naïve héroïne à propos de l'argent, sur son habitude, alors qu'elle n'est pas heureuse en ménage, d'aller faire du shopping avec de grosses factures, parce qu'elle n'a rien de mieux à faire...
--> Amber Reeves, avec la fille de HG Wells , Anna-Jane. Photographie prise en 1910 --->
Amber, est une jeune femme énergique, forte d'esprit, très intelligente et très attirante, avec un mépris pour la convenance. Dès 1909, elle milite pour le vote des femmes ; elle ne tient pas à sombrer dans une respectabilité silencieuse et inactive...
Voyage en Ecosse -1- Le Graal avec Jessie Weston

Au cours d'une soirée ( party) à Cambridge, Anne-Laure parle de son désir d'aller en Ecosse, d'y visiter d'étranges châteaux, et – pourquoi pas – rencontrer l'esprit des mythes médiévaux, comme ceux de la légende arthurienne; un jeune homme, étudiant, se présente : William John Montagu, fils du baron Armstrong qui, dit-il, est le propriétaire du château de Bamburgh, dit de la Joyeuse Garde, réputé pour avoir été le château du chevalier Lancelot... Anne-Laure se montre enthousiasmée, d'autant que son fils de 11ans s'appelle Lancelot ( mais, hélas n'est pas du voyage...).
C'est Thomas Malory, qui a identifié la ''Joyous Gard'' avec le château de Bamburgh, un château côtier dans le Northumberland...
De plus, n'oubliez pas que c'est dans les forêts du Northumberland que Merlin se montre au roi Uter Pendragon, sous l'apparence d'un gardien de bêtes puis d'un homme de bien; Merlin partant régulièrement se réfugier en Northumberland pour y rencontrer Blaise.

La ''Joyous Gard'' tire son nom du jeune Lancelot lorsqu'il s'installe au château après l'avoir capturé et mis fin à un enchantement maléfique, à la suite d'une aventure pendant laquelle il devait prouver sa chevalerie au roi Arthur . Puis, du fait de l'adultère, et donc la trahison, de Lancelot avec la reine Guenièvre; Lancelot sauve la reine, condamnée à mort, et l'amène à Joyous Gard. Arthur assiège alors sans succès Joyous Gard. Le château reprend alors son ancien nom, ''Dolorous Gard''. Plus tard, Lancelot abandonne son château pour retourner en France avant de devenir ermite à Glastonbury, où il passe le reste de ses jours. Son corps est ensuite emmené à Joyous Gard pour y être enterré. Dans les histoires en prose de Tristan et Iseult , ils vivent dans le château avec la permission de Lancelot, pour échapper au roi Mark, époux d'Iseult .

Très vite le sujet du Roi Arthur, semble captiver, ici, chacun... Des opinions diverses, fusent, ce qui étonne beaucoup Anne-Laure, sachant qu'en France, le sujet n'est partagé que par des spécialistes...
Dans les pays de langue anglaise, c'est la version de Sir Thomas Malory, qui est réécrite pour adultes ou pour enfants...
Un étudiant camarade de William, soutient que - selon le prieur de Northampton Nicholas Cantelupe (décédé en 1441) - l’université de Cambridge, dont il a écrit l'histoire après y avoir été étudiant, a reçu sa charte d'Arthur ; et ce devait être vers 530 … !

Quelqu'un ajoute qu'une obscure tradition locale a même déclaré que Cambridge était le site de la dernière bataille d'Arthur de Camlann... Objet de controverse, réplique quelqu'un ; en effet, cela semble provenir d'une fausse étymologie, et on pourrait dire que tout nom de lieu contenant ''Cam '' pourrait être habilité à en être le site...
Pendant la discussion, Anne-Laure note que l'on parle de Jessie Laidlay Weston (1850-1928), une universitaire , médiéviste et folkloriste anglaise, qui travaille principalement sur des textes arthuriens médiévaux.
Elle vit dans le Dorset ( 65 Lansdowne Road, à Bournemouth, ) et pense que les origines de la légende du Graal sont antérieures aux sources chrétiennes, et sont celtiques... Un tout jeune étudiant du Trinity collège , du nom de Frank Laurence Lucas, critique son interprétation mystique et liée à la réalisation de soi , en la qualifiant de ''théosophiste''... De sorte que, finalement, Anne Laure retient, avec grand intérêt, le nom de l'universitaire...
Anne-Laure apprendra que Jessie Weston, a été l'élève à Paris de Gaston Paris, et qu'elle connaît bien le professeur von Schroeder, pour l'avoir connu au Festival de Bayreuth...

Jessie voit dans l'histoire du Graal, une continuité entre les cultes anciens d'Attis-Adonis, et de Mithra et le christianisme ; entre l'ancienne foi et la nouvelle … Le Christianisme, en devenant dominant a cherché à se distancier des croyances passées en déclarant que toutes les similitudes étaient les moqueries et les pièges du diable. Cependant, Weston considère que les romans médiévaux du Graal, furent écrits par des gens ignorants de leur signification profonde. Des thèmes de contes traditionnels se mêlent aux survivances de rituels anciens... Pour Chrétien de Troyes (décédée en 1185), par exemple, dit-elle, l'histoire était romantique, pure et simple ; mais il n'avait aucune idée de la véritable signification et de l'origine des aventures.

L'histoire-origine du Graal, pour Weston, raconte l'aventure d'un chevalier errant, qui visite l'un de ces temples cachés ; il y réussit le test du premier grade d'initiation à la vie, et échoue lorsque qu'il s'approche du plus haut degré...
Le Graal est une force vivante – ajoute t-elle, il ne disparaîtra jamais... On peut ne plus le voir, pendant des siècles, disparaître du champ de la littérature, mais il remonte à la surface de nos préoccupations, et redevient un thème d'inspiration vital … Ainsi, après un sommeil depuis Malory, il s'est enfin réveillé pour une nouvelle vie, grâce aux génies de Tennyson et de Wagner, par exemple...
Jessie Weston semble bien en avance sur son temps ; elle reconnaît dans le mythe arthurien, des cultures anciennes qui pratiquaient des '' rituels de végétation '' pour participer activement au renouvellement de la fertilité de la terre, pour réparer les dommages que nous avons causés à la capacité de la Terre à soutenir la vie ; et peut-être, que le Graal est plus que jamais nécessaire aujourd'hui.

La fertilité, recherchée à travers ces "rituels de végétation", s'étend non seulement à la fertilité du sol mais à la fertilité humaine et, plus tard, à une sorte de fertilité spirituelle en union avec '' la source spirituelle de la vie ''. Au cœur de la Quête du Graal se trouve l'idée d'un roi et d'une terre en difficulté. Le roi et sa terre ne font qu'un. Si l'un est malade, l'autre aussi; et guérir l'un, c'est guérir l'autre. Et comment ne pas songer au Grand Rite qui, par l’union de l’Epée et de la Coupe, symbolise l’union du Dieu et de la Déesse ? Les contes du Graal, qui font partie de la littérature courtoise, mettent en scène de nombreuses jeunes filles et femmes dont le rôle initiatique a dû fortement déplaire aux moines du Moyen-Age, qui se sont empressés de transformer ce Graal (féminin et très sexuel) en « Saint Graal » contenant le sang du Christ et la Grâce Divine.
Voilà, l'une parmi les leçons passionnantes, que Jessie Weston, put apporter à Anne-Laure...
Voyage en Angleterre -6- Russell - Bergson

Tout le monde est resté sonné par le réquisitoire de Russell, et il est bien difficile d'apporter dans cet environnement si fraternel la contradiction...
Cependant Jean-Baptiste tente avec beaucoup de finesse - c'est Anne-Laure qui le remarque - de présenter une philosophie moins analytique...
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N'y aurait-il pas en l'humain, un point d'insertion entre l'esprit et la matière... ?
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Qu'entendez-vous par esprit... ? Pourquoi, l'esprit ne serait-il pas un phénomène physique... ?
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Restons dans le doute... La perception ne pourrait-elle pas être une sorte de matérialisation causée par l'esprit... ?
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Vous pensez donc que la réalité n'est pas ''une''... ?

On pourrait aussi débattre de la liberté de l'esprit et du déterminisme de la matière.... Russell considère que cette opposition est artificielle … De même entre intelligence et intuition ; entre instinct et subconscient....

Russell reconnaît la valeur de l'argumentation, mais elle est ''littéraire'', esthétique... Quant à Bergson, il a effectivement lu '' L’Évolution créatrice '' publié en 1907, et ses autres ouvrages.... Il « n’est pas meilleur que les précédents » car il n’y a pas « depuis le commencement jusqu’à la fin, un seul raisonnement (…) il ne contient qu’une peinture poétique qui fait appel à l’imagination » !
Pour Bergson on atteint la vérité par l’intuition et non par l’intelligence: elle n’est donc pas matière à raisonnement...
Russell s'en prend ensuite à la notion de ''durée'' telle qu'elle est proposée par Bergson... « de la littérature...!'' - (les deux s'y connaissent... Il seront tous deux prix Nobel de littérature..!!)
Jean-Baptiste de Vassy, qu'Anne-Laure nomme J.B., est un érudit fortuné - je le rappelle – passionné de mathématiques, il a souvent accompagné Henri Poincaré, qu'il vénère, dans des congrès, et même dans son travail... JB, va donc tenté ici, d'expliquer ce que ''durée'' pourrait signifier aussi bien en philosophie qu'en sciences...
Naturellement, nous étendons la durée, qui n'est qu'une donnée immédiate de la conscience, au monde matériel... L'Univers nous parait former un tout... La ''durée pure'' est qualité, changement, mobilité... Elle n'est pas une quantité, même si quand on essaie de la mesurer, on le signifie par de l'espace, comme une longueur sur la ligne du temps...

Henri Poincaré, a noté que le temps est relatif, qu'il dépend du point de vue sous lequel on le mesure.
Dans son ouvrage, publié en 1902 '' La science et l'hypothèse '' Poincaré affirme qu'il n'y a pas d'espace absolu, ni de temps absolu... Non seulement nous n'avons pas l'intuition directe de l'égalité de deux durées, mais nous n'avons même pas celle de la simultanéité de deux événements se produisant sur des théâtres différents.
En 1907, Minkowski reprend les travaux de Hendrik Lorentz et Einstein, réunit l'espace et le temps, que nous avons l'habitude de dissocier, pour finalement les réunir en un « continuum espace-temps » à 4 dimensions... Cela rejoint d'ailleurs l'intuition qu'en a Poincaré...
Vraiment, la ''raison physicienne'' - et peut-être, bien plus que la ''raison mathématicienne'' - est pleine de paradoxes...! Ne trouvez-vous pas...?
Ottoline et Anne-Laure s'interrogent sur la raison et l'amour...
Russell admet qu'il y a des cas où non seulement la raison n’est pas utile mais où elle peut même devenir nuisible.. Ces cas adviennent lors de la relation avec les autres...

L'amour a des formes multiples... Dans le sens courant, il est la relation que deux êtres qui se sont librement choisis vont nouer dans des liens à la fois ''spirituels'' et charnels. « La peur de l’amour (…) n’est que la peur de la vie. Et ceux qui craignent la vie sont déjà aux trois quarts morts »
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Philosopher ne permet-il pas ''d'appendre à mourir''..?
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Tout au plus, à vivre mieux...
Russell énumère trois causes au malheur des hommes: - le mal byronien, sorte de mélancolie où l'amour d'une femme et la misanthropie se rejoignent ; - le sentiment de culpabilité ; et – l'esprit de compétition imposé par la société... Aussi, en résultent de l'ennui et de l'envie, la peur de l'opinion d'autrui, de l'agitation et de la fatigue... qui sont autant d’entraves au bonheur.
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Et donc, pour être heureux...?
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Et bien, selon notre personnalité, nous serons plus disposé à chercher une forme raffinée à notre bonheur, comme l'art, la création ; ou plus intellectuelle comme la recherche scientifique, ou plus simple comme le jardinage … ou plus émotionnelle ou plus instinctive...
Et de grands éclats de rire closent la question...
Voyage en Angleterre -5- B. Russell

Bertrand Russell est né dans une famille riche de l'aristocratie britannique... Ses parents sont morts quand Russell était très jeune et il a été en grande partie élevé par sa grand-mère résolument victorienne (bien que très progressiste). Son adolescence a été très solitaire et il a souffert de crises de dépression... « Adolescent, j’ai haï la vie et j’étais continuellement sur le point de me suicider, ce dont j’étais empêché par mon désir de me perfectionner en mathématiques »
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Les mathématiques sont la seule chose que nous connaissons qui soit capable de perfection .
« J'aime les mathématiques en grande partie parce qu'elles ne sont pas humaines et n'ont rien à voir avec cette planète ou avec tout l'univers... L'Univers, comme le Dieu de Spinoza, ne nous aime pas en retour de quelque action.»
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Oui, peut-être, mais vous... Vous ne désirez pas être aimé en retour...?

Russell est tenté de décrire son enthousiasme quasi-mystique pour les mathématiques et la logique comme s'ils pouvaient être la base d'une nouvelle religion laïque.
De plus, Russell se propose de reconstruire toutes les mathématiques sur des bases purement logiques...
Plus généralement, Russell explique que l'un des buts de sa vie pourrait être de découvrir si l’homme est capable d’affirmer quelque chose de vraiment irréfutable: « Existe-t-il au monde, une connaissance dont la certitude soit telle qu’aucun homme raisonnable ne puisse la mettre en doute ? »
En 1900, il avait vingt huit ans, il souhaitait reprendre à son compte le projet que le philosophe et mathématicien allemand Leibniz avait entrepris dès le XVII° siècle : créer une langue logique universelle qui permettrait de réduire tous les raisonnements à des calculs afin que l’erreur disparaisse. Ne plus se tromper en rationalisant tout...!
Aujourd'hui, Russell tempère déjà cet absolu.... En effet – et cela fit bien rire Anne-Laure - « Leibniz, dans sa vieillesse, écrivit à un de ses correspondants qu’une seule fois dans sa vie il a demandé à une femme de l’épouser, et alors il était âgé de cinquante ans. “Heureusement, ajouta-t-il, la dame demanda du temps pour réfléchir. Cela me donna également du temps pour réfléchir moi-même, et je retirai ma demande”. Il n’y a pas de doute que sa conduite n’ait été rationnelle, mais je ne dirai pas que je l’admire »

Bertrand Russell expliqua en quoi, et pourquoi, il est athée: ce qui le révolte au plus haut point, ce furent les crimes commis, surtout contre les femmes, au nom de la religion et des textes bibliques. Par exemple ce texte : « Tu ne laisseras point vivre la magicienne » (Exode XXII, 18)... Conséquence: le pape Innocent VIII publie, en 1494, une bulle contre la sorcellerie et nomme deux inquisiteurs chargés de la réprimer. Ces derniers font paraître, la même année, un livre intitulé : « Malheus Maleficarum » ou, en français : « Le Marteau des Malfaitrices », dans lequel ils soutiennent que la sorcellerie est plus naturelle aux femmes, en raison de la méchanceté foncière de leur coeur. Entre 1450 et 1550, on estime à plus de cent mille le nombre de femmes qui sont brûlées vives sur le bûcher, en Allemagne seulement !
« La religion chrétienne a été et est encore le plus grand ennemi du progrès moral dans le monde »
Russell assure appuyer son athéisme, sur les bases de la raison et non sur la passion...

Sur le plan intellectuel, il remarque: la foi en quelque chose est codifiée et impérative... Elle s’accompagne donc toujours de dogmes doctrinaux qui ne résistent pas à un examen rationnel, même si la philosophie, d’inspiration théologique, a tenté de les rationaliser. La théologie tente de transformer la foi en savoir... Et, comme il y a plusieurs religions, et tentent chacune d'imposer son ministère; elles se font la guerre...!
Russell dénonce et démonte quelques unes des pseudo-preuves de l’existence de Dieu – comme celle qui veut que le principe de causalité nous contraigne à poser une cause suprême (et sans cause !) ou encore celle qui affirme qu’il y aurait un plan de la providence assignant à l’univers une fin bonne et qui expliquerait sa perfection.
La religion qui entend, selon une étymologie, relier les hommes entre eux et donc prôner l’amour du prochain, ne relie qu’en interne : elles s’opposent entre elles en externe, elles se combattent et se sont combattues sous les pires formes et elles constituent donc un ferment de haine entre les hommes – point qui est régulièrement et scandaleusement occulté par l’histoire officielle des religions que l’Ecole nous enseigne, alors que le spectacle du monde contemporain nous en offre encore de terribles exemples.
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Mais, tout cela n'advient-il pas, du fait d'une mauvaise interprétation des textes fondateurs... ?

Russell va plus loin... Et en vient aux textes... Ainsi de la dualité de l’âme et du corps. Il pointe le mépris du corps, au profit du spirituel et la conséquence sur la vie sociale de moindre importance par rapport à la vie future, jusqu'à accepter de souffrir pour gagner le ''salut''... Paradoxalement, la croyance en la survie de l'âme aboutit à un individualisme, centré sur son propre salut... !
Bien sûr, Russell évoque la morale religieuse, avec en particulier tous les interdits visant le corps et la sexualité. On oublie trop facilement tout le mal causé aux femmes, aux enfants et cette culpabilité aidée par cette croyance absurde dans le pêché originel... Cela ne sert qu'à rendre les hommes plus violents, malades...

Bref, la religion est pour Bertrand Russell le règne de l’obscurantisme : par ses dogmes et ses pratiques constitutives, mais aussi par son refus constant des découvertes scientifiques, de Galilée à Darwin...etc
Tout le monde reste sonné par ce réquisitoire, et il est bien difficile d'apporter dans cet environnement si fraternel la contradiction...
Voyage en Angleterre -4- B. Russell

Cambridge est au nord de Londres à 60 miles. Anne-Laure et J.B. occupent chacun une chambre à l'hôtel Bartlett...
Pendant la semaine de leur séjour ; il vont avoir le privilège de rencontrer Bertrand Russell ( 1872-1970), dans une ambiance décontractée, et bénéficier de l'accompagnement d'Ottoline Morrell, qui par son originalité et sa générosité va les enchanter...

Russell a fait des études de mathématiques au Trinity College de Cambridge. Entre 1893 et 1897, le jeune étudiant va se passionner par les questions philosophiques que suscitent les nouvelles géométries, aussi bien vis-à-vis du statut de la vérité en mathématiques que du point de vue des fondements de la connaissance.
- Les mathématiques correspondent-elles à une activité de l'esprit, ou représentent-elles une lecture des lois de la nature ?
Les mathématiques y apparaissent avant tout comme le langage de la raison. Elles constituent le paradigme même de la science abstraite, « indépendante de toute création et de tout système naturel, exception faite de la mémoire, de la pensée et du raisonnement »
Les algébristes anglais, s'appuyant sur la philosophie de Locke, tirent les mathématiques du côté des sciences de l'esprit en affirmant que c'est cette seule puissance du rationnel qui permet d'articuler logiquement l'expérience empirique...
En 1903, Russell publie The Principles of Mathematics, un ouvrage sur les fondements des mathématiques. Cet ouvrage avance la thèse selon laquelle les mathématiques et la logique sont une seule et même science.

En 1908, il est élu à la Royal Society. En 1910, paraît le premier volume de son œuvre maîtresse du point de vue de la logique, les Principia Mathematica, écrits en collaboration avec Alfred North Whitehead. Suivront deux autres volumes, en 1912 et 1913.
Bertrand Russell, rencontre à 17 ans, une Quaker de cinq ans plus âgée: Alys Pearsall Smith, puritaine et ''high-minded '', qu'il épouse le 13 décembre 1894.
Dans son Autobiography, il écrit : « I went out bicycling one afternoon, and suddenly, as I was riding along a country road, I realised that I no longer loved Alys. » Leur mariage commence donc à s'effondrer en 1901 quand il prend conscience, alors qu'il faisait du vélo, qu'il ne l'aimait plus.

A l'époque où Anne-Laure et J.B. rencontrent Bertrand Russell, il est l'amant de Lady Ottoline Morrell.
Ottoline Morrell restera gravée dans la mémoire de nos visiteurs. Si Virginia et Vanessa Stephen sont les reines de Bloomsbury ''images souveraines de Guenièvre''; Ottoline se rattache à l'image de Morgane, la muse et rebelle de cette société britannique aux valeurs étroites. Excentrique, elle s'entoure de nombreux illustres amis tels: Bertrand Russell, WB Yeats, DH Lawrence, TS Eliot , Virginia Woolf, Aldous Huxley, EM Forster ...
Ottoline raconte sa première véritable rencontre avec le brillant et passionné Bertrand Russell, que ses amis nomment Bertie. C'était un dimanche, le 19 mars 1911; elle donnait un petit dîner ( en petit comité) au ''44 Bedford Square'' où elle recevait à Blomsbury...
Ottoline était inquiète de sa capacité à converser avec un homme de son intellect qu'elle ne connaissait pas bien. Pourtant, après le départ des invités, Ottoline et Bertrand Russel vont parler pendant des heures... Elle se rendait compte qu'il était ''troublé'', et elle l'a encouragé à se confier... Il a alors, exprimé qu'il n'aimait plus sa femme Alys ( .. elle n'aimait pas lire Nietzsche...); mais, qu'il avait besoin d'amour et était fatigué de son "mode de vie puritain et aspirait à la beauté et à la passion". En quelques heures, il étaient tombé '' en affair '' ....

Ottoline insiste pour que les invités français vienne la voir dans son cottage Peppard, près de Henley on Thames, modeste et qu'elle pense vendre pour acheter une plus belle demeure: Garsington Manor, près d'Oxford où elle recevra beaucoup. Bertie y aura sa chambre. Et quand il y avait foule à Garsington, ils se retrouvaient dans un hôtel londonien...
AN Whitehead (1861-1947) était devenu le tuteur de Russell au Trinity College de Cambridge dans les années 1890, l'année du mariage entre Whitehead et Evelyn Wade, une Irlandaise élevée en France...

À l'âge de 29 ans, en février 1901, alors qu'il est installé chez son ancien professeur, pour favoriser le travail sur un ouvrage commun ''Principia Mathematica.'', Russell reçoit - ce qu'il appelle - une « sorte d'illumination mystique », après avoir été témoin de la l'énorme souffrance de la femme de Whitehead - pour qui il éprouve un amour secret et impossible - lors d'une attaque d'angine de poitrine. « Je me suis retrouvé rempli de sentiments quasi-mystiques sur la beauté [...] et avec un désir presque aussi profond que celui du Bouddha de trouver une philosophie qui devrait rendre la vie humaine supportable » (...) « Au bout de ces cinq minutes, j'étais devenu une personne complètement différente...»
Russell va en effet parler de la compassion, « Compatir, c’est souffrir de la souffrance de l’autre, la partager d’autant plus douloureusement qu’on ne peut l’en soulager. » (..) « dans les relations humaines, c’est au cœur même de la solitude, en chaque être, qu’il importe d’atteindre et de parler »...
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Mais le langage logique et mathématique n’en a pas le pouvoir.?
- Oui, mais sans renier, la pensée analytique... On peut développer un autre langage, celui de la philosophie pratique...

Russell, beaucoup plus tard écrira: « Trois passions, simples mais irrésistiblement ancrées en moi, ont gouverné ma vie : le besoin d'amour, la soif de connaissance et une douloureuse communion - avec tous ceux qui souffrent. Trois passions, comme des grands vents, qui m'ont balayé de-ci de-là, dans une course capricieuse, sur un profond océan d'angoisse, . jusqu'à atteindre les bords mêmes du désespoir.» .
Les femmes - et Russell ne s'en cache pas - ont eu une énorme importance dans sa vie. Il s'est d'ailleurs marié quatre fois.
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«Ceux qui n'ont jamais connu l'intimité profonde et l'intense compagnie de l'amour mutuel ont raté la meilleure chose que la vie ait à offrir.»
« Le mariage doit être essentiellement la pratique de ce respect mutuel de la personnalité, allié à une profonde intimité physique, intellectuelle et spirituelle qui fait de l’amour entre la femme et l’homme la plus féconde des expériences de la vie »
Voyage en Angleterre -3- Bloomsbury group

Anne-Laure de Sallembier rencontre Virginia Stephen (Woolf) - elle a 29 ans - , sans se rendre compte à qui elle a affaire... En 1905, Virginia Woolf a commencé à écrire pour le Times Literary Supplement; et son premier roman, ''The Voyage Out'' (La Traversée des apparences, traduit aussi Croisière), sera publié en 1915 à l'âge de 33 ans.
Virginia explique l'importance pour elle d'être à Londres : une ville qui attire, stimule, et inspire une histoire ou un poème, il suffit de se promener dans la rue... Du fait de cette abondante population, tout y est constamment nouveau et surprenant : les bateaux qui montent et descendent la Tamise, le métro , les bus rouges à deux étages..., pour Virginia tout y est une source inépuisable d'étonnement; « Londres est un rêve »... Quand Virginia se promène dans la rue, elle est très excitée, comme si elle venait d'un autre monde... Avec un chapeau de paille à larges bords sur la tête qui ombrage son visage jusqu'à sa bouche, elle porte une veste beige sur une chemise à pois et une jupe en tweed.

Virginia vient de rencontre le jeune poète Rupert Brooke ; ils s'amusent de raconter aux autres – en particulier à leurs invités français, choqués et amusés - qu'ils se sont baignés ensemble et nus, cet été sur la rivière Cam... Ils ont campé ensemble avec Katherine Cox, Maynard Keyes et d'autres près de Clifford Bridge...

Plusieurs, du groupe de Bloomsbury, semblent désapprouver les relations récentes de Virginia avec ces '' Neo-Pagans '' entraînée par Ka Cox et Brooke... Ces personnes pratiquent un style de vie alternatif mêlant socialisme, végétarisme, l'exercice en plein air et nudité... Les femmes portent des sandales, des chaussettes, des chemises à col ouvert et des foulards, comme Virginia le fait ici. Ce bucolisme contraste avec l'intellectualisme sceptique de Bloomsbury, au point où Adrian, son frère, la surnomme ''la chèvre''... Finalement, c'est Brooke, qui va se détourner du groupe et de Brunswick Square à la fin de 1911, la qualifiant de "maison de débauche"; et l'amitié entre Virginia et Ka, va cesser...

Anne-Laure et J.B. ont durant leur séjour, eu la chance d'être accompagnés de Vanessa ( la soeur de Virginia) et Clive Bell; qui vont les conduire jusqu'à Cambridge à la rencontre de Bertrand Russell, leur objectif de voyage... Vanessa déjà avait commencé « une affair » ( une liaison) avec le peintre Roger Fry; ensuite elle vivra avec Duncan Grant, dont elle tombe profondément amoureuse, et réussira à le séduire en un soir; Vanessa voudra absolument un enfant de Grant, Angelica va naître à Noël, 1918; puis ils continueront à vivre ensemble pendant plus de 40 ans. Angelica a grandi en croyant que le mari de Vanessa, Clive Bell, était son père biologique...

Vanessa pratiquait la peinture, et la reliure.. Sa première exposition en solo, aura lieu en 1916, à l'Omega Workshop à Londres,

Clive Bell a fait ses études au Marlborough College et au Trinity College de Cambridge... En 1902, il obtient une bourse pour étudier à Paris, et devient critique d'art... C'est lui qui fait découvrir au public britannique, l'art contemporain, de Cézanne à Picasso. Le groupe de Bloomsbury le tourmentent quelque peu sur ses manières mondaines, et peut-être françaises... Clive est extrêmement social ; il va contribuer à maintenir un lien entre ''le monde extérieur'' et un Bloomsbury qui tend à se renfermer sur lui-même. À Londres, Bell poursuit son étude des arts visuels, des galeries et musées de la capitale aux églises italiennes, en menant parallèlement une carrière de critique littéraire. Son enthousiasme pour la France perdure ...
Il est associé par Roger Fry à l’organisation des deux expositions postimpressionnistes des Grafton Galleries (1910 et 1912) qui provoquent un grand retentissement sur la scène artistique britannique. On y voit des œuvres de Cézanne, Van Gogh, Gauguin et de leurs successeurs jusqu'au fauvisme inclus, Matisse, Picasso, André Lhote, Georges Braque.. ; ce qui introduit une rupture profonde dans le langage des arts plastiques en Angleterre.
Voyage en Angleterre -2- Hyde park, Bloomsbury group

Anne-Laure et J.B. sont aussitôt invités au 46 Gordon Square, Bloomsbury, la maison que se sont partagés les enfants Stephen: Vanessa, Virginia et James Stephen... Leur contact est Clive Bell, qui avait séjourné à Paris et se déclarait amoureux de l'art et la littérature française... Clive est marié avec Vanessa depuis 1908.

Avant toute chose, et pour s'imprégner de l'esprit britannique, Anne-laure et J.B. sont conduits à Hyde Park... Ils atteignent '' Marble Arch '' qu'un nouveau schéma routier vient de séparer de Hyde Park ( en 1908). En 1851, la reine Victoria, qui trouvait l'arche hideuse, la fit déplacer à son emplacement actuel, qui fut - du XIIe à la fin du XVIIIe siècle - le lieu de nombreuses pendaisons.

Nous sommes un samedi ensoleillé, les pelouses de d'Hyde park sont tachées de mode. Des couples disposés en quinconce sont couchés dans l'herbe. L'homme a disposé son pardessus sur le sol ou à ses côtés, et, la bouche unie dans un perpétuel baiser, ils restent immobiles, savourant l'instant... Les français n'en croient pas leurs yeux, de ce spectacle immoral...
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Voilà bien des gens ''nature'' !
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N'imaginez rien... Ils flirtent, sans plus...
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Mais, l'intimité du ''home'', ne serait-elle pas plus conforme.... ?
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L'intimité du ''home'' serait bien plus dangereuse... Ici, ils sont sous les yeux de tous, et ne peuvent se laisser aller aux écarts....
Ils arrivent près de la Serpentine, où des jeunes gens voguaient sur de légers canots, les jeunes filles - chapeaux en arrière - tiennent les drisses du gouvernail... Ils continuent vers un rassemblement : un homme, sur une table, pérore sur la venue du Christ... Plus loin, un homme à cheveux et barbe longs affirme que le locataire de Buckingham est parfaitement inutile... Puis ils croisent un ''unioniste'', et un ''libéral''... Ici, nous comprenons la relativité de toute chose... !

Revenons à nos amis Stephen...
En mars 1907, Virginia et Adrian Stephen ont emménagé, non loin, au 29 Fitzroy Square... Aussi leurs amis, les rejoignaient dans l'une ou l'autre maison... Virginia Woolf avait tout le deuxième étage du numéro 29 pour elle et c'est pendant son séjour ici qu'elle a fait plusieurs essais sur le manuscrit de The Voyage Out . En fin d'année 1911, Virginia et Adrian vont quitter Fitzroy Square. Ils vont déménager dans une maison plus grande, 38 Brunswick Square, avec l'intention d'en faire une ''maison commune'', à partager avec des amis. En 1912, elle épouse Leonard Woolf. Le 26 mars 1915, The Voyage Out sera publié sous son nouveau nom Virginia Woolf.
C'est d'ici, dans ce quartier de Londres ''Bloomsbury '', que le groupe formé d'anciens étudiants du King's College de Cambridge, s'est fait connaître... Lytton Strachey devint un ami intime des sœurs Stephen de même que Duncan Grant... Puis Roger Fry et E. M. Forster se joignirent à eux...

Les anciens de Cambridge, mis à part Clive Bell et les frères Stephen, étaient membres d'une société secrète réunissant des étudiants, connue sous le nom de ''Cambridge Apostles''.
C'est par l'intermédiaire des « Apôtres », que les membres de Bloomsbury rencontrèrent les philosophes analytiques G. E. Moore et Bertrand Russell, qui devaient révolutionner la philosophie britannique au tournant du siècle. Les Principia Ethica (1903) de Moore fournirent au Groupe une philosophie morale. La distinction entre la fin et les moyens est un lieu commun de l'éthique, mais ce qui faisait tout l'intérêt des Principia Ethica ( une éthique intuitionniste) pour Bloomsbury, c'était la notion de valeur intrinsèque, qui dépendait d'une intuition personnelle du bien et de l'esthétique. Pour eux, le « sens du beau est une voie privilégiée pour la morale ».

Quand ils sont arrivés au n°46 Gordon Square, le groupe d'amis souhaitait vivre ''différemment''. Cela signifiait : privilégier les choses les plus importantes de la vie: lire, écrire et débattre. Mais ils souhaitaient que cela concerne aussi la vie quotidienne. Ils ont donc choisi de boire du café après le dîner au lieu du thé, et encore beaucoup de choses semblables...

Au tout début, Les habitués comprenaient le peintre Clive Bell, l'écrivain Lytton Strachey, le merveilleusement nommé Saxon Sydney-Turner, et le futur fonctionnaire indien et militant pour la paix, Leonard Woolf . Il y avait d'autres visiteurs occasionnels, y compris le poète WB Yeats et le romancier EM Forster, que Virginia vénérait et qu'elle regardait traverser Gordon Square pendant qu'elle se cachait derrière les haies des jardins.
Ce qui s'est passé, ce sont des discussions, et des discussions entre hommes et femmes sur un pied d'égalité et sur des choses importantes. Ils se recevaient en tenue décontractée, débattaient toute la nuit, buvaient du café et du whisky, mangeaient des petits pains...
Tous ont été membres de la confrérie des Apôtres, sorte de franc-maçonnerie de l’intelligence, dont l’existence est censée rester secrète. Chez les Apôtres on prône la liberté de parole, le non-conformisme, la critique du pouvoir établi, l’égalité entre les hommes et les femmes; on s'oppose au capitalisme et à l’impérialisme, et évidemment à la guerre. C'est ainsi que ''le Bloomsbury group'' était né, et les sœurs Vanessa et Virginia en sont les reines.
Voyage en Angleterre -1- le Ferry, le Langham-Hôtel

Depuis qu'Anne-Laure de Sallembier rencontrait des anglais, et si elle avait l'occasion de les entretenir sur la légende arthurienne, beaucoup d'entre eux dont Winston Churchill, prétendent qu'il existe toujours des ''round table groups'' à Oxford ou à Cambridge en particulier... Bien-sûr cela excitait l'intérêt d'Anne-Laure...

Anne-Laure ne se doutait pas qu'elle irait sur place, de surprise en surprise... Et, il semble que la première remarque qu'il lui vient à la suite de ce séjour anglais, c'est qu'elle n'a jamais autant ri... ! Les anglais sont très soucieux de règles de bienséance, qu'il convient en public de ne pas transgresser, même les originaux - qui semblent plus nombreux qu'ailleurs - restent dans le cadre... Pourtant, quand un groupe crée son intimité et s'y sent en sécurité, et uniquement là, toutes les conventions peuvent sauter... Il faut dire qu'Anne-Laure ne va pas visiter n'importe quels groupes : il s'agit de la société des ''Apôtres'', du Bloomsbury group et de la Fabian Society, et finalement aussi quelques décevants ''round table groups'' .. Et, c'est plutôt étonnant... !

Le voyage commence à la gare Saint-Lazare ...
Dieppe, doyenne des stations balnéaires, a toujours attiré les parisiens, au point - certains le diront - que la terrasse du Casino semble un prolongement du boulevard des Italiens...
On parle encore de ce week-end suivi du pont de l'assomption, où des centaines de mille de parisiens ( un demi-million ) se sont pressés pour quitter une ville assiégée par la canicule, et se sont dirigés vers la gare St-Lazare, aspirant aux bains de mer... ... A Dieppe, les plages étaient bondées, et les hôtels ne purent accueillir tout le monde... Par centaines, les touristes durent se coucher sur les galets...
Pour les voyageurs en partance vers le Royaume-Uni ; à Dieppe, on quitte le train, pour s'embarquer sur un ferry...

En 1913, le billet simple Paris Londres, départ St Lazare, valait 48.25 F en première classe ( un ouvrier qualifié gagnait en 1913 entre 3.50 et 4 F par jour, soit au mieux 100 F par mois). La liaison par Dieppe Newhaven était réputée "la plus pittoresque et la plus économique".
Le bateau se nomme ''Le Newhaven'' il n'assure son service que depuis le 2 juin 1911. 92 m de long, 10,55 m de large, avec un tirant d'eau de 2,91, le Newhaven se distingue par ses aménagements luxueux et sa rapidité : il effectue la traversée en 2h45, soit une moyenne de 24 noeuds, et peut embarquer jusqu'à 1000 passagers et 4 automobiles.

Arrivés à Londres ; Anne-Laure de Sallembier et J.B. se rendent au Langham-Hôtel où ils sont attendus. Le quartier, où résident les différentes personnes à contacter, est à proximité...

L'hôtel est un bâtiment grandiose ; avec ses 600 chambres sur 10 étages, il a bénéficié lors de son ouverture des premiers ascenseurs hydrauliques de la ville.
Ici, Oscar Wilde (1854-1900) a écrit ''The Picture of Dorian Gray'', c'était en 1890... La romancière romantique Maria Louisa Ramee ( Ouida) y a vécu plusieurs années, recevant ses visiteurs allongée dans son lit, entourée de ses manuscrits, tout en écrivant.. avec des masses de fleurs violettes; ses factures de fleuriste montaient fréquemment à 200 £ par semaine.

L'explorateur, journaliste et député gallois Sir Henry Morton Stanley (1841-1904) séjourna fréquemment au Langham. En 1869, James Gordon Bennet du New York Herald l'envoya chercher en Afrique l'explorateur et missionnaire écossais David Livingstone (1813-1873). Stanley est resté au Langham pendant qu'il préparait son voyage. Le 3 novembre 1871, il trouva Livingstone près du lac Tanganyika, où il prononça son salut historique et décontracté: «Dr. Livingstone, I presume ? »

… Lorsque le journaliste américain Stanley a publié son livre ''How I Found Livingstone'' en 1872, il était déjà célébré comme un héros. Après la mort de Livingstone en Afrique en 1873, Stanley est revenu à Londres, où il a étudié les dossiers concernant la mort de Livingstone. Le journaliste resta bien sûr au Langham, comme il le fit en avril 1874, lorsque le cadavre de Livingstone arriva à Londres pour être enterré à l'abbaye de Westminster. C'est la nuit de l'enterrement que Stanley a décidé dans sa chambre du Langham de faire un grand voyage d'exploration vers les grands lacs et la source du Nil, puis en descendant le fleuve Congo jusqu'à la mer. Mark Twain, également a séjourné dans cet hôtel... Les voyageurs américains y sont toujours nombreux... L'hôtel produit un guide de Londres relié et de poche ( jusqu'en 1914) ...
L'empereur Napoléon III a passé une grande partie de son exil forcé de France au Langham, où il a occupé une suite au premier étage.

Sir Arthur Conan Doyle (1859-1930), le créateur de Sherlock Holmes, était un visiteur régulier de l'hôtel ; il en parle dans plusieurs de ses histoires... Enfin, mais je pourrais parler de bien d'autres... Antonin Dvorak à partir de 1884 vient régulièrement, il y aurait écrit sa Symphonie n ° 8 en sol mineur spécialement pour le public anglais.
Le Monde d'hier, avant la guerre. 4. H. Poincaré – B. Russell

Lancelot a commencé à aller à l'école. Il est élève au Petit Lycée Janson de Sailly. Il s'ennuie d'apprendre des listes de sous-préfectures. Il est externe et en l'absence de sa mère la vieille Françoise s'occupe certainement de lui avec diligence...

Régnier ne trouve plus semble t-il sa place au Mercure de France... Il collabore désormais régulièrement à la Revue des Deux mondes et surtout à la Revue de Paris ; anciennes elles défendent des valeurs traditionnelles, et rétribuent mieux...
En 1911, a lieu le premier de la série des ''congrès Solvay de physique''; depuis, sept ont été tenus, avant la Seconde Guerre mondiale. Ces congrès virent les plus grands physiciens du début du XXe siècle débattre sur la toute récente mécanique quantique.
La première conférence, sous la houlette de Hendrik Lorentz, qui eut pour thème « La Théorie de la radiation et des quanta », eut lieu du 30 octobre au 3 novembre 1911 à l'hôtel Métropole à Bruxelles. A ce premier congrès Solvay de physique, en 1911; on y voit: assis: Marie Curie et Henri Poincaré; et en particulier debout: Max Planck, Maurice de Broglie, Ernest Rutherford, Albert Einstein, Paul Langevin....etc

Pour Poincaré la recherche de la Vérité est l'unique but de la science. Il distingue cependant la vérité morale de la vérité scientifique; et l'une ne peut influencer l'autre ( cf: affaire Dreyfus...)
Mais, pour Poincaré, nous l'avons vu, il n’existe pas de réalité tout à fait indépendante de l’esprit ( la polémique autour du pendule...). Les théories forgées pour comprendre le monde sont en constante évolution, toujours empreintes du passé...
Jean-Baptiste de Vassy, découvrit les travaux de Bertrand Russell grâce à Poincaré, et en particulier grâce au débat dans lequel ils sont engagés sur la nature du raisonnement mathématique
Dans la ligne des idées de Kant, Poincaré, affirme le caractère synthétique et intuitif du raisonnement mathématique. La conception logiciste de Russell, l'agace...

Le raisonnement mathématique ne pourrait-il être qu'une succession d’étapes de même nature que celles du raisonnement logique...?
La science est à la fois rigoureuse et créative... D'accord... Si, elle est créative, elle n'est donc pas entièrement déductive et pas complètement rigoureuse … ! ?
Poincaré interroge : Le raisonnement mathématique n'est pas que déductif, et pourtant il est rigoureux... ? Et, oui... par exemple: le raisonnement par récurrence, fondé sur le principe d’induction. Selon ce raisonnement, « on établit d’abord un théorème pour n = 1 ; on montre ensuite que s’il est vrai de n – 1, il est vrai de n et on en conclut qu’il est vrai pour tous les nombres entiers. ». Poincaré, 1902
Poincaré reproche, notamment à Russell et Whitehead, et à leur '' logistique '' d’entraver le travail du mathématicien; leur ''rigueur'' serait stérilisante... Pour Poincaré la rigueur logistique qui décompose une démonstration en une succession de déductions logiques, ne donne pas de compréhension d’ensemble de cette démonstration. Et, ce manque de compréhension constitue un manque de...? et bien, précisément, de rigueur selon Poincaré...
Poincaré, défend un type d'intuition, qui permet « non seulement de démontrer, mais encore d’inventer », comme peut le faire le raisonnement par récurrence ( qui ne nécessite pas d'être justifié par des principes logiques ...)...

Malgré, son admiration pour Poincaré; J.B. sent bien chez beaucoup de jeunes mathématiciens une crise des fondements des mathématiques... Comme en philosophie, on reste dans son raisonnement sur des formules vagues, du type: «il existe», «on peut trouver», «il n'existe pas»... Et finalement, on relève de plus en plus – même en mathématiques - des paradoxes qui mettent en évidence le manque de rigueur...
Ainsi, parler avec Euclide de point, de droite, de plan, de cercle, etc, comme des objets naturels , ne leur donne pas pour autant une définition scientifique et mathématique...
Comme un jeu, les mathématiques nécessite des Règles ( et, on prend conscience qu'on pourrait en choisir d'autres...)

Ainsi, Russel introduit quelques paradoxes et démontre quelques premiers théorèmes d'apparence paradoxale. Par exemple, c'est Russell (1902) qui a démontré qu'il n'existe pas un ensemble de tous les ensembles....
Pour Poincaré, définir les objets géométriques à partir des phénomènes physiques ne présente pas d’intérêt. D’après certains commentateurs, l’influence que le point de vue conventionnaliste exerçait sur les mathématiciens était considérable, et on suppose même que le conventionnalisme de Poincaré lui aurait coûté la découverte de la théorie de la relativité générale...
Henri Poincaré considère l'axiome des parallèles comme une convention, qui ne peut être dite « vraie » ou « fausse ». Parmi toutes les conventions possibles, le choix est guidé par le critère de simplicité et par l'expérience des phénomènes physiques. "Si la géométrie était une science expérimentale, elle ne serait pas une science exacte [et] serait dès aujourd’hui convaincue d’erreur . . . » et il décide que la question de la géométrie de l’espace n’a « aucun sens ».

Pour Russell, nous percevons les corps comme constitués de parties plus ou moins contiguës, la matière est organisée, par la perception, en un ordre spatial qui diffère à coup sûr de certains ordres possibles . Ces choix nous sont imposés par l’expérience et ne peuvent selon Russell être conventionnels. Dans sa réponse, Poincaré voit dans l’utilisation par Russell du mot perception l’origine de leur désaccord.
Jean-Baptiste de Vassy, rêve de rencontre Russell et propose à Anne-Laure de l'accompagner en Angleterre....
Le Monde d'hier, avant la guerre. 3

Après l'inondation de Paris en 1910, l'été 1911, est caniculaire... On compte quarante mille morts, dont 29 000 petits enfants suite aux diarrhées. Le 22 août, au Louvre, la Joconde est volée...! Elle sera retrouvée deux ans plus tard, en Italie...
En cette année 1911, le 9 mars, la France ''capitule'' devant l'Angleterre... Elle faisait de la résistance depuis le partage du globe terrestre en 24 fuseaux horaires et que le méridien de Greenwich avait été choisi comme méridien international de référence au détriment du méridien de l'Observatoire de Paris. De puis 1891, l'heure nationale était l'heure de Paris; et depuis ce 9 mars la France s'aligne sur l'heure du méridien de Greenwich... on dit qu'en échange – peut-être - le Royaume-Uni pourrait adopter le système métrique...?
Le monde changerait-il ? Le 19 mars 1911, est instituée la première Journée internationale des femmes : un million de femmes manifestent en Allemagne, en Autriche, au Danemark et en Suisse. Lors de la conférence internationale des femmes socialistes, en 1910, la journaliste allemande Clara Zetkin avait lancé l’idée d’une telle Journée.

Gustav Mahler, rencontre enfin, en 1910, un vrai succès public avec sa huitième symphonie à la création de laquelle assistent, le 12 septembre à Munich, les plus grands artistes et écrivains de l'époque, dont Thomas Mann.

Malheureusement, alors que Mahler déclarait : « Je suis trois fois apatride. Comme natif de Bohême en Autriche ., comme Autrichien en Allemagne ., comme juif dans le monde entier » ; il quitte Vienne, en raison d'une campagne d'attaques antisémites et part à New York diriger le Metropolitan Opera. Atteint d'une angine avec complications cardiaques, il revient en Europe : Alma fait discrètement les bagages : quarante malles et valises ! Pendant la traversée, Mahler ne veut voir personne... Le débarquement à Cherbourg est dramatique : Stefan Zweig, présent par hasard, se souviendra : « Il gisait là, d’une pâleur de mourant, immobile et les paupières closes. Il y avait une tristesse sans limite dans ce spectacle, mais aussi quelque chose de grand et de transfiguré, quelque chose qui se terminait dans la noblesse, comme une musique. »
Malher, à 51 ans, meurt à Vienne: Il est 23 heures 05, en ce jeudi 18 mai 1911 ; le cœur de Gustav Mahler a cessé de battre. Alma (1879-1964), son épouse depuis 1902, passionnée et volage, raconte: « Tout à coup, au milieu de l’orage et de l’ouragan, les râles épouvantables se sont tus. L’âme si chère et si belle s’en est allée. Après ces râles sans fin, c’est le calme qui, subitement, a paru le plus mortel de tout. » Son dernier mot a été « Mozart ! »

Dans son mariage avec cet homme célèbre, Alma a du s'effacer, renoncer à son art, et devenir une femme au foyer, alors que Gustav est coupé de sa « capacité d'amour ». Elle eut une liaison avec le jeune architecte Walter Gropius; mais elle n'a pas quitté Gustav...
Le 31 mai, à Belfast avec un public de 100 000 personnes, est lancé le Titanic - le plus grand paquebot du monde – qui fera naufrage en 1912.... Et le 14 juin, c'est la traversée inaugurale entre Southampton et New York de l’Olympic, qui devient le plus grand paquebot du monde.
Aristide Briand, un ancien militant de la grève générale, est devenu chef du gouvernement d'une République tempérée. Il devient, présenté par Adrien Hébrard, directeur du quotidien ''Le Temps'', un habitué du salon de Madame Bulteau. Elle apprécie, ce personnage singulier qui détonne parmi ses invités: « Avec Briand, on regarde entrer le contremaître, mais on voit sortir le gentilhomme». déclare t-elle.

Ici, Briand rencontre Anna de Noailles, s'ensuit une correspondance régulière...
Le 25 Février, Briand avait démissionné de la présidence du Conseil. Le 27 juin, Joseph Caillaux est nommé président du Conseil suite à la démission d’Ernest Monis le 23 juin... Caillaux forme un gouvernement radical.
Avec Briand, c'est l'apaisement diplomatique que l'on attaque... Les premières et véritables tensions entre l'Allemagne et la France ont commencé au Maroc, en 1905. La crise diplomatique éclate avec le ''coup de Tanger''... Briand encourage les accords de Berlin, et devient président du conseil en 1909... Caillaux relance les tensions franco-allemandes au Maroc; puis conscient devant le grave danger d'une guerre ( Coup d'Agadir ) – nous sommes le 1er juillet 1911 -, préfère négocier...

Clemenceau, notamment, va lui reprocher la convention qu'il a conclue avec l'Allemagne pour résoudre la crise... Caillaux devient alors le chef de file des partisans d’une paix avec l’Allemagne, sans annexions ni indemnités.
Le 21 octobre 1911, Henriette Raynouard, mariée et divorcée depuis 1907 au journaliste et écrivain Jules Claretie, épouse Joseph Caillaux, lui-même marié, qui divorce suite à cette liaison avec Henriette. Le 16 mars 1914, elle videra le chargeur de son pistolet sur Gaston Calmette qui mène une campagne de presse contre lui, menaçant ainsi sa carrière.
A suivre...