1952 – Eranos – 3 Le Graal et Jung
Emma Jung consacre plusieurs heures à Lancelot, sur le travail d'individuation et sur le Graal.
A la lecture des notes de Lancelot, je peux retranscrire quelques notions originales, importantes ou supplémentaires sur le Graal ( beaucoup ont déjà été dites...).
Emma Jung propose une image ''atomique'' de la personne, avec en surface, le moi et la persona ( masque social), la part consciente ; et en profondeur, le noyau : le Soi, la part inconsciente.
Emma Jung nous invite à une lecture subjective de la légende, sorte de rencontre avec le soi... Ainsi, quand elle parle du jeune Perceval, dans sa forêt qui renvoie à la mère ; Lancelot pense à son rapport à Fléchigné.
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La quête de Perceval commence avec la rencontre d'un Roi blessé, et d'un affront au féminin : la coupe renversée sur la Reine Guenièvre. Précisément, Perceval est engagé, mais il ne sait pas encore ce qu'il cherche. Comme lui, sans préjugé, avec naïveté, il s'agit d'affronter les ténèbres; et commencer par se rendre compte de ce qui ne va pas en soi.
Emma Jung, parle de la prise de conscience de l'ombre. ''L'orgueilleux de la lande'' est une figure d'ombre qui incarne l'orgueil de la chevalerie.
Chez l'homme, l'inconscient peut se personnifier par une figure féminine ( l'anima). Son monde est celui de l'âme. L'anima devient une médiatrice des contenus de l'inconscient : par exemple, la porteuse du Graal ; à différencier de Blanchefleur qui représente plutôt la femme réelle ( entremêlée avec l'anima, sans doute).
Le château du Graal, est dans l'autre-monde, l'un des signes est la rivière à franchir. Cet épisode agit, pour Perceval, comme un rêve d'initiation. Les personnages sont de la lignée de Perceval ( nous le saurons plus tard), avec plusieurs figures de père.
La porteuse du Graal transmet l'épée ; comme l'anima révèle certaines fonctions du moi, à partir du fond maternel de l'inconscient. A noter, le fil tranchant de l'épée qui renvoie aux facultés intellectuelles de l'esprit.
L'épée, la Lance, le Graal et la Pierre, édifient une structure quaternaire, expression de la réalisation de la conscience et renvoie au processus d'individuation. Comme, les quatre figures du tarot.
Si l'épée tranche, la lance atteint sa cible ( avec sa fonction guérissante). Cette même lance qui fit couler le sang du Christ sur la croix, et fut recueilli dans le Calice. ( Eucharistie). Le sang contient le principe de vie. La lance de Longin, reprend le motif de la ''Flèche d'amour'' – comme on disait au Moyen-âge – qui vise le cœur du Christ, et nous ouvre à son amour.
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La figure de Perceval se transforme en symbole du fait de la lignée d'ancêtres, qu'il récapitule. Il est confronté au problème du Mal, à la question de la relation de l'homme avec la femme, entre autres questions...
Pour Perceval, sa faute est liée à sa mère ( il lui ai reproché de ne pas s'être soucié de sa mère...) ; elle est à rapprocher peut-être de l'offense de la coupe renversée, faite à la reine Guenièvre. Cette faute s'exprime par son silence lors de la procession du Graal ; et auparavant sur le principe féminin, avec la jeune femme à qui il dérobe un anneau, et lors du souvenir ( taches de sang dans la neige) de Blanchefleur qu'il a abandonnée.
« La mission de Perceval consiste à chercher la signification du vase qui contient le sang du crucifié et à découvrir la forme sous laquelle la vie intérieure essentielle de la figure du Christ continue à vivre, ainsi que le message qu'elle contient. » (cf La Légende du Graal (p86) – Emma Jung).
Ce message , ce trésor caché, comme un Graal, concerne aussi des contenus inconscients à découvrir ; ils ont à voir avec le soi. Il ne suffit pas que le soi se manifeste, en apparaissant sous forme symbolique ; il ne suffit pas de ''savoir'' ; il s'agit de s'interroger, quelle utilisation en faisons-nous ?
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Lancelot, rencontre également, une collaboratrice de Jung, qui travaille sur l'Alchimie et la légende du Graal. Il s'agit de Marie-Louise von Franz qui lui propose de poursuivre ces discussions par un travail psychanalytique.
Le 25 août, après que Karl Löwith ( 1897-1973) ait donné une conférence sur "La dynamique de l'histoire et de l'historicisme", que Scholem a trouvé "très bien", il raconte autour de lui que Jung était furieux et qu'il partit après la première heure.
S'en suit, une conversation avec Jane Untermeyer et Erich von Kahler, et avec Corbin et sa femme.
Peut-on « imposer à l’histoire un ordre raisonné ou d’y saisir l’œuvre de Dieu. », se demande Löwith ? Du moins, cet ordre peut-il être le début d'une philosophie de l'Histoire ?
Lowith pense que l'histoire ne possède aucune logique immanente, il ajoute que la philosophie de Hegel et de Marx conduisent au nihilisme. Sa recherche le conduit plutôt - selon Lancelot – à inscrire l'homme dans une nature immuable, englobant tous les étants. Il reconnaît un « univers dépourvu de fin et sans Dieu », à partir duquel « l'homme aussi » n'est « qu'une modification sans fin ».
Lowith choisirait entre ces deux symboles, le Cercle à la Croix ; l'Antiquité au Christianisme. L'Occident tente désespérément de concilier deux visions : '' - l’antique théorie de l’éternité du monde avec la foi chrétienne en la création ; le cycle avec l’eschaton '' ; - '' l’acceptation païenne du destin avec le devoir chrétien de l’espérance.''
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Ce fameux ''sens de l'Histoire'' serait une illusion qui fait croire à l'Homme qu'il est le maître du Monde, alors qu'il est de ce monde, à dimension naturelle, hors ''progrès humain''...
Lancelot, défend la proposition chrétienne de Teilhard de Chardin, pour qui l'Histoire permet de lire la convergence entre Cosmos, Vie et Esprit, qu'il appelle '' Phénomène Humain ''. L'Histoire exprime donc ''la complexification croissante de la matière et la montée en conscience de l’humanité''. Cette conception est une affirmation du monde spirituel et une voie d’épanouissement pour l’homme.
Karl Löwith reproche à Jung de ''psychologiser'' l'histoire, en cherchant un sens caché aux événements historiques et culturels. Cette démarche lui semble irrationnelle et ambiguë... On pense, que Lowith qui a quitté l'Allemagne en 1933, reproche à Jung sa position pendant le nazisme : Jung semblait se contenter de psychologiser le peuple allemand, sans condamner explicitement l’idéologie nazie ? Jung reconnaît avoir tenté de comprendre le phénomène nazi comme une manifestation de l’inconscient collectif allemand, mais sans pour autant l’approuver !
1952 – Ascona – Eranos – 2
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Le séjour est intense ; et très vite le groupe de résidents à Ascona, s'organisent pour les transports jusqu'à la Casa ; et les repas et visites diverses.
Carl Gustav Jung est très sollicité ; grand, assez imposant malgré son âge ; il fait manifestement beaucoup d'efforts, pour être agréable envers chacun. Il est vénéré par tous ici, des femmes en particulier. Lancelot parvient tout de même à s'approcher du maître, et l'interroger sur le Graal.
Il répond : « Les histoires du Graal ont été de la plus haute importance pour moi depuis que je les ai lues, à l’âge de 15 ans, pour la première fois. J’avais l’impression qu’un grand secret se cachait encore derrière ces histoires. »
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Mais il s'agit d'un terrain réservé à sa femme; l'appelant aussitôt, il pousse Lancelot vers elle.
Emma Jung a 70 ans; mariée en 1903, elle a eu cinq enfants. Analyste, elle donne encore des conférences, et des cours à Zurich. Elle s'est toujours intéressé à l'histoire du Graal, et elle est souvent sollicitée pour donner des cours à ce sujet. Elle dit que les chemins tortueux de la quête du Graal, ont été une des voies d'accès à sa propre réalité inconsciente. Cette étude lui a ouvert les portes de la compréhension des grandes images archétypiques.
Lancelot lui retrace le contexte de sa propre recherche, et en particulier comment elle se rattache à sa lignée. Emma Jung se dit très intéressée par cette recherche au cours des siècles ; et plus généralement par cet attachement à toute une culture qui peut nourrir ainsi une quête.
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Après avoir écouté longuement Lancelot, elle s'émerveille de sa connaissance du mythe arthurien. Elle note également, son questionnement sur Dieu.
Sur ce point, elle répond que les réponses philosophiques de Dieu, sont purement intellectuelles. Ce Dieu éventuel compris philosophiquement vit-il quelque part, c'est à dire en soi ? - Je dois, avant tout, trouver l'image de Dieu valable pour moi ( celle du Dieu des catholiques, par exemple). Dieu est toujours spécifique à une tradition. Le divin est une force vivante qui me saisit. Jung dit qu'il peut être « barbare, infantile et profondément dépourvu de scientificité. »
Et, sans être contradictoire - pour avancer – Emma Jung insiste sur le concept d'individuation, et estime que nous sommes invités, chacun, à nous différencier de nos racines collectives. Ce chemin, utilise les rêves ou les mythes. L'idéal est de trouver - dans sa tradition - son ''mythe personnel''.
Selon Jung, l’individuation, c’est le fait de devenir qui nous sommes vraiment ; nous sommes unique.
Lancelot, pendant cette semaine, a la chance de côtoyer Henry Corbin dont il se met à l'écoute, avec chaque jour toujours plus de curiosité. Ils sont partis de la pensée allemande, avec K. Barth, puis Heidegger. Ensuite Corbin explique sa découverte de l'Iran, puis de la pensée de Jung.
Lancelot comprend que Corbin souhaite utiliser la méthode de l'interprétation - seul chemin vers une Connaissance vraie, telle que Heidegger l’utilise pour le Dasein , l'être dans le monde, inscrit dans ce Temps...
En simplifiant : la Phénoménologie prend en compte tout acte de la conscience, tous : ainsi l'imagination, ou l'amour , bref : tout sentiment participe à la connaissance de l'objet. La connaissance du réel n'est pas seulement affaire de logique, mais l'affaire de l'acte de conscience.
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Donc, Lancelot comprend que Corbin envisage de parler de l'être hors de ce Temps ; il s'appuie sur ce que permet la spiritualité orientale, et particulièrement la sagesse iranienne ( qui serait sans-doute, son ''mythe personnel ''). Corbin décrit ainsi, un monde qu'il appelle '' l'imaginal '', à ne surtout pas confondre avec ce que nous entendons par ''imaginaire'' ( c.à d. , pas vraiment réel...). L'imaginaire, en Occident, n'existe pas vraiment et échappe donc à la rigueur et à la méthode. En Iran, la spiritualité ne discrédite pas l'imagination, et la considère comme une faculté de connaissance. Peut-être un peu à la manière de la psychanalyse jungienne avec les rêves.
Ce monde de l'imaginal, Corbin le situerait entre le monde des idées et le monde sensible ; et dans le cas, par exemple des ''idées sur Dieu'', l'imaginal fait le lien entre les deux mondes. De la même façon sur l'idée de la mort : Corbin renvoie au ''Sein zum Tode '' ( ''Etre vers la mort '') de Heidegger ; non pas que cela renvoie à l'après-mort ; mais plutôt à la prise de conscience de sa mort. Précisément Corbin, va plus loin, puisqu'il pense que '' l'âme connaît ce qu'il adviendra d'elle.''
Pour répondre à son attente, Lancelot remarque la gentillesse de Corbin, qui n'insiste pas sur la mystique shî'ite qu'il ne connaît pas du tout ; et revient au christianisme, avec cette particularité d'un Christ, comme image de Dieu, et comme image de l'Homme jusque dans son désespoir, et sa mort.
Corbin s'interroge sur le Christ chrétien qui est rapproché de l’Être, mais qui n'est qu'idée de l’Être, spéculation... Quel est ce Christ qui s'adresse à moi et dont je fais l'expérience ?
Finalement, Corbin fait le procès d'une théologie affirmative et rationnelle, pour préférer une théologie négative ( chez M° Eckhart par exemple).
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Corbin renvoie à cette parole de Maître Eckhart dans le Sermon N°12 : « L'oeil dans lequel je vois Dieu est le même œil dans lequel Dieu me voit. Mon oeil et l'oeil de Dieu sont un seul et même œil, une seule et même vision, une seule et même connaissance, un seul et même amour. »
Il ne s'agit pas bien-sûr de se prendre pou Dieu, mais de se dépouiller de soi et de laisser la place à Dieu.
Quand Corbin parle de chevalerie ( spirituelle ) ; il pense aux sages, aux prophètes.
Selon Corbin, avant d'atteindre cette chevalerie, soyons un pèlerin. Il faut d'abord avoir parcouru un certain itinéraire ; et atteindre le monde imaginal. Ensuite, pour vivre ''chevalier'', il nous faudra revenir vers le monde sensible.
1952 – Ascona – Eranos – 1
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Lancelot passe la semaine du 20 août 1952, en Suisse, à Ascona et plus exactement à l'hôtel Casa Tamaro situé sur les rives du lac Majeur. L'hôtel est une ancienne résidence patricienne du XVIIIe siècle. Il y retrouve plusieurs voyageurs, intéressés par l'Eranos qui se tient tout près d'ici, chaque année.
Eranos, signifie en grec ancien, ''banquet''. Il s'agit en effet d'un banquet intellectuel et spirituel, qui s'organise autour des contributions faites par les convives. Quelques uns comme Lancelot, sont triés et admis comme auditeurs ; mais ne bénéficient pas de l'hébergement, ni du privilège de siéger autour de la ''Table Ronde ''. ( Même quand on s'appelle Lancelot... )
Après la guerre, les travaux s'articulèrent autour d'un programme d’anthropologie culturelle axé sur la base de « l’homme intérieur » (« innere Mensch »).
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Cette aventure commença réellement en 1900, sur la colline de Monescia, nommée ''Monte Verità'', montagne de la vérité, avec l'arrivée à Ascona de nombreux artistes, intellectuels, anarchistes, hommes et femmes. On développe une vie sociale selon la nature, un végétarisme et un culte de la Terre-Mère qui promet une égalité entre hommes et femmes.
L'écrivain Hermann Hesse est venu, ici chercher l'inspiration. Le psychanalyste Otto Gross, entre 1906 et 1913, passe plusieurs séjours à Ascona où il sensibilise les résidents de la Monte Vérita à la psychanalyse mais également à ses théories qui promeuvent une sexualité totalement libre, et un modèle matriarcal opposé au patriarcat responsable à ses yeux du désenchantement du monde.
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Dans la propriété d'Olga-Fröbe Kapteyn, une stèle a été dressée portant l'inscription GENIO LOCI IGNOTO, au génie inconnu de ce lieu, entourant un Graal.
Le thème des conférences de 1952, est : « L'homme et l'énergie », est c'est la conférence de Gershom Scholem (1897-1982) qui introduit le cycle. Lancelot en garde un souvenir très fort. Son titre : « L'histoire du développement de la Shekhina en tant que concept kabbalistique ».
La Kabbale ou mysticisme juif, doit encore s'imposer face à une pensée des siècles des Lumières, qui la condamne au rang de rêverie ou superstition. Pourtant très peu sont ceux qui ont lu les ouvrages originaux qui s'y réfèrent. Scholem définit le mysticisme comme ''un mode de pensée qui cherche à combler au moyen d'une expérience interne l'abîme que les formes classiques de la religion ont creusé entre le monde et Dieu''.
Il est difficile pour Lancelot de retranscrire une pensée dont il connaît si peu les concepts. Sans-doute que les mots qui suivent sont ceux d'un chrétien qui entend raisonner des notions et les rapproche de son expérience.
Ainsi ce qu'il entend des dix Sephiroth, qui forment un ''arbre de vie'' : - dans le monde sensible, chaque Sephira est l'émanation d'une énergie divine, présente et agissante. Lancelot y reconnaît un Dieu vivant, agissant, et pourvu d'attributs.
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La difficulté est que ''Dieu'' est inconnaissable. Au mieux le langage ( autre limitation) n'exprime que la manifestation de Dieu ( déclinées en dix manifestations).
Toute l'activité des Sephiroth constituent la Shekhina, la présence de Dieu dans notre monde matériel. La langue hébraïque - pour le kabbaliste - dans sa forme la plus pure et par sa nature spirituelle, représente une valeur mystique.
La Shekhina présence de Dieu parmi son peuple, s'expérimente pour le sioniste Scholem dans le Temple de Jérusalem ( ce qu'il en reste : le Mur). Pour le monde, Israël pourrait être l'image de la Shekhina...
Une discussion a lieu entre Scholem et Gilles Quispel ( néerlandais, historien du gnosticisme et théologien) sur le lien entre la Shekhina et le ''Saint-Esprit'' ( comme manifestation du divin...) et figures féminines ; ce qui est le cas pour les premiers chrétiens – en particuliers les chrétiens-juifs. Il cite Origène, Jérôme..
Dans le public d'une trentaine de personnes, se trouvent le dirigeant sioniste Nahum Goldmann et sa femme, avec qui Scholem va parler ensuite des réparations allemandes et des demandes israéliennes.
Le séjour commence fort ; et Lancelot bénéficie de l'aimable aide de Henry Corbin. Parmi les amis de Corbin, Lancelot rencontre : Erich von Kahler, Knoll, Löwith, Károly Kerényi et leurs épouses.
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1952 – Schuman -Rougemont -Corbin
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On s'accorde à dire que c'est à partir du Congrès de La Haye de mai 1948, que le chantier de l'Europe a commencé. Huit cent "européistes" aux Pays-Bas, dont Camus, Malraux, des politiques, des hommes d'affaires se sont retrouvés aux Pays-Bas. Lors de la séance finale, les congressistes adoptent à l'unanimité le Message aux Européens préparé par le militant fédéraliste suisse Denis de Rougemont.
Depuis que Lancelot ( avec Elaine), avait rencontré Denis de Rougemont, lors d'une soirée au Cercle des étudiants vers 1930, ils n'avaient jamais rompu le contact.
Beaucoup avec Mounier, étaient passé au travers de ces années trente, en espérant, une troisième voie, voire même selon les mots de Rougemont, une'' révolution spirituelle''. Puis la guerre, avait renvoyé chacun à une réalité, bien plus triviale et tragique... Lancelot revit Rougemont, lors des "Rencontres Internationales de Genève", en 1946.
A présent, Schuman, lui-même, souhaitait rencontrer, sur un plan personnel, Rougemont. Il faut dire que Robert Schuman, s’intéressait de près à la question spirituelle.
C'est lors d'une discussion en aparté, que Schuman avait confié à Lancelot, qu'il était assez satisfait de sa disgrâce auprès de son ministère d'origine; et jusqu'à se porter garant auprès de la CIA, et lui permettre de le récupérer aux affaires étrangères sous le couvert du Saint-Siège. Le ministre évoqua Denis de Rougemont, chez qui il appréciait son ''personnalisme'', sa réflexion sur les totalitarismes, et sa spiritualité ouverte ( protestante).
Et finalement, c'est une grande chance, que l'occasion se soit présentée en juin 1952, lors d'une après-midi et du dîner : Lancelot put réunir Schuman, Nanik et Denis de Rougemont, et ( cerise sur la gâteau) Stella et Henry Corbin.
Les discussions tournent alors, bien-sûr autour de l'Europe, mais surtout concernent la spiritualité.
L'objectif d'une civilisation, dit Rougemont, c'est de donner un sens à la vie. « Elle pose un ordre, distingue le bien du mal, définit les raisons de vivre et de mourir, et dresse chaque homme, dès son enfance à s’y adapter et conformer. ».
- L'hindou a le karma, la caste... Dans un pays totalitaire, il y a le parti. L'européen, lui, semble un peu perdu. Il cherche, souvent il entre en conflit avec son milieu, les traditions, les préjugés...
- Cela ne daterait-il pas de cette religion « qui fit dépendre le salut de l’homme non point de l’observance des rites collectifs, mais de la conversion personnelle. » ? répond Rougemont.
« On peut donc définir l’Europe comme cette partie de la planète où l’homme, sans relâche, se remet en question, et veut changer le monde de telle manière que sa vie personnelle y prenne un sens. »
«Le fondement de cette révolution, son ressort et sa cause finale, c’est la notion, chrétienne à l’origine, de la valeur absolue de la personne humaine — de chaque personne humaine. »
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Henry Corbin (1903-1978 ) répond qu'il y eut dans toutes les religions, des hérétiques. Lui-même s'intéresse aux hérétiques de l'Islam que sont les soufis, et les shi'ites... Loin de tout dogmatisme, il s'efforce de lier philosophie et théologie. C'est son professeur E. Gilson, qui l'a incité à apprendre l'arabe, il y a ajouté le persan et le turc... ! Deux rencontres l'ont de plus fortement marqués, Louis Massignon, et Denis de Rougemont... Corbin a traduit Heidegger, qu'il a rencontré avant guerre. Il a vécu à Istanbul, et actuellement son ''pays d'élection '' est l'Iran.
L'occident a perdu son ''sens'', au profit peut-être d'un esprit positif et d'une sécularisation de la société. D'ailleurs, si Corbin, parle de réconcilier l'Orient et l'Occident, c'est aussi de réconcilier la spiritualité et la rationalité, la théologie et la spiritualité... Et, c'est ce qu'il tente de présenter au '' cercle Eranos '' la première fois en 1949, devant des chercheurs, des intellectuels ; au cours de conférences où « chaque auteur traite de ce qui lui paraît essentiel pour l'homme à la quête de la connaissance de soi-même. ».
Les propos de Corbin interpellent fortement Lancelot, d'autant qu'il compare sa quête philosophique à la Quête du Graal, à laquelle seuls accéderont les chevaliers qui ont su s'en rendre dignes. Il fait référence à la querelle des universaux, au Moyen-âge, pour évoquer un monde de l' « imago », intermédiaire entre notre monde sensible, et le monde du pur Esprit.
Nos trois religions sont confrontés à un Texte. Nos théologies sont d'abord des herméneutiques ( un travail sur l'interprétation) ; et c'est sur l'esprit des textes qu'elles peuvent se rencontrer.
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Rougemont plaide pour l'Europe de la culture ; d'autres pour l'Europe des marchandises. Si vous avez un bien A, et l'échangez contre un bien B ; à l'issue de l'échange vous possédez le bien B, et non plus le A ; c'est juste. Si vous avez un savoir A, et l'échanger contre un savoir B ; après l'échange, vous êtes riches des savoirs A et B... Et vous vous êtes fait un nouvel ami.
Robert Schuman, exprime lui, la responsabilité qu'il sent lui incomber, du bien commun. Devant les difficultés qui se présentent, s'il ne se décourage pas, c'est qu'il s'en remet – dit-il – à la Providence. Comment aurait-il pu affronter des élections, et les gagner, autrement ? La réconciliation entre L'Allemagne et la France est un autre défi, et préfigurera le projet européen.
Il comprend l'attachement de Corbin aux Textes, comme lui il dit apprendre du Nouveau Testament, « pour penser au plus près du Christ, et non pas selon les slogans du monde. ». Reconnaître dans un signe, comme l'Eucharistie, une Présence renouvelée lui donne l'énergie d'affronter les difficultés de la journée. « Je ne suis, dit-il, qu'un instrument imparfait, de la Providence. »
Schuman, qui hésitait jeune entre la prêtrise et l'engagement politique, a choisi le métier d'avocat, et la politique pour appliquer la doctrine sociale de l'Eglise et promouvoir la démocratie : « La démocratie doit son existence au christianisme. Elle est née le jour où l’homme a été appelé à réaliser dans sa tâche quotidienne la dignité de la personne humaine dans sa liberté individuelle, dans le respect des droits de chacun et dans la pratique de l’amour fraternel à l’égard de tous. Jamais, avant le Christ, de semblables concepts n’avaient été formulés».
Pour répondre à Rougemont, Schuman, pense que l'Europe, ne peut en rester à n'être qu'une entreprise économique et technique ; elle a besoin d'une âme, et il la reconnaît dans l'Europe chrétienne. L'Histoire a un sens, dit-il, elle tend vers plus d'égalité, et vers l'unité.
Lancelot interroge Henry Corbin sur ce ''cercle Eranos''. Et, ce qu'il va apprendre l'intéresse au plus au point.
Le projet de Olga Fröbe-Kapteyn (1881-1962), en 1933, était de construire un lieu avec une salle de conférence ("Casa Eranos") à côté de sa maison, sur les rives du Lac Majeur, à Ascona en Suisse . Elle se proposait d'accueillir des penseurs de tous ordres pour faire se rencontrer et dialoguer les philosophies orientales et occidentales.
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La présence de Carl Gustav Jung (1875-1961) a été décisive, et autour de lui des chercheurs dévoués à trouver la « racine commune de toutes les religions ».
Plusieurs sont devenus des habitués, comme Denis de Rougemont, Massignon, Rudolf Otto, Gershom Scholem, Gilbert Durant, Joseph Campbell, Marie Louise Von Franz, Mircea Eliade, et bien-sûr Carl Gustav Jung et son épouse Emma, et bien d'autres...
Trois types d'études y sont pratiquées : Mythologie comparée; Anthropologie culturelle; et Herméneutique symbolique.
Henry Corbin a donné sa première conférence, en 1949. Eranos est devenu, pour lui, important, Eranos donne un sens, une manière d'être...
Cette année 1952, Eranos se tient du 20 au 28 août. Le thème est l'Homme et l’Énergie ( Mensch und Energie )
Lancelot est enthousiasmé, et évoque la possibilité de s'y rendre ; Rougemont lui explique que les cessions ne sont pas vraiment publiques... Olga, est responsable de la programmation et de l’hébergement. Elle sélectionne et convoque les invités par lettre officielle ; mais peut-être pourrait-il trouver à se loger à Ascona, et assister à quelques conférences ; Rougemont promet de faire ce qu'il faut ; même si cette année, il n'y sera pas ; mais, Lancelot devrait y retrouver Corbin.
En effet, Henry Corbin, prépare une conférence sur '' le Temps cyclique dans le mysticisme et dans l’ismaélisme.''. A noter, que Jung devrait parler à propos de la synchronicité ( Über die Synchronicität).
1951 - Le Journal d'un curé de campagne – Film de R. Bresson – Louis Lavelle.
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La foi est encore au cœur d'une œuvre - qui de plus nous renvoie à ces années d'avant guerre - transposition au cinéma d'un roman de Bernanos, le '' Journal d'un curé de campagne '', publié en 1936, et sorti en salle en février 1951. Un film de Robert Bresson.
Un très grand film, fidèle – je crois – à l'esprit de Bernanos ( mort en 48). un film sobre porté par la voix intérieure du jeune prêtre, et une suite de séquences en noir et blanc avec quelques dialogues et ce visage du prêtre, portrait des tourments de l'âme...
Bresson reste fidèle au livre, avec des dialogues courts, sans effet mélodramatique. Le film reprend sans effet, les paysages froids de l'Artois, la plaine picarde, des arbres immenses, le ciel chargé de nuages...
Au contraire du livre, Lancelot s'est senti porté beaucoup plus par les images, que par les textes ; au point même, où nous pourrions nous passer de certaines paroles redondantes.
Dans la narration, Bresson a choisi de suivre l'écriture du journal sur un cahier d'écolier, et l'oblige à une fin qui ne pouvait inclure la mort de celui qui écrit. C'est Louis Dufrety, qui sur fond d'une croix noire, raconte dans une lettre la mort de son jeune ami.
La foi nous est-elle donnée ?
Un film spirituel, peut-être éloigné des préoccupations de notre époque ?
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Dans Le Figaro, Bresson parlait de ses projets, en particulier un film sur ''Lancelot du Lac'', centré sur son amour pour la reine Guenièvre et sa fidélité à son roi. Lancelot est persuadé que cette liaison est la cause de son échec dans sa Quête du Graal.
A propos du '' Journal …'' ; Bresson dit : « Les larmes du saint curé d’Ambricourt sont dues autant à un excès de pitié envers l’espèce humaine qu’à la nostalgie d’un monde révélé qui, continuellement, lui échappe. ». A propos du cinéma : « l’action dans un film doit être et sera de plus en plus intérieure. ». Il regrette que la plus souvent le mouvement au cinéma, ne soit que de l'agitation... Il dit aussi : « Le silence est la grande découverte du cinéma sonore.»
Bresson confie qu'il a écrit un scénario sur Ignace de Loyola, en relation avec Julien Green, et tous deux souhaitaient mettre l'accent sur la complexité d'une telle figure « qui ne voyait pas seulement le mal dans les ennemis de l’Église, mais aussi tapi dans les plis de l’Église elle-même. »
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Le philosophe Louis Lavelle est mort ce 1er septembre 1951 ( il avait 68ans). Il avait beaucoup nourri la spiritualité d'Elaine.
Il pensait que le problème majeur de l’humain, était le Mal, « le scandale du monde ». Nous cherchons « à l'expliquer et à l'abolir ». Au Mal répond le Bien : « Le bien ne donne un sens au monde que par le scandale même du mal qui me fait désirer le bien, m’oblige à me le représenter et impose à ma volonté le devoir d’agir pour le réaliser ». «
De même : « la vie et la mort forment un couple : elles n'ont de sens qu'en s'opposant ; et le contraire de la vie n'est pas le néant, mais la mort. C'est l'idée de la mort, c'est-à-dire d'une vie qui se termine, qui donne au sentiment de la vie son extraordinaire acuité, son infinie puissance d'émotion. Dès que l'idée de la mort s'éloigne, la vie n'est plus pour nous qu'une habitude ou un divertissement : seule la présence de la mort nous oblige à la regarder face à face. Celui qui se détourne de la mort afin de mieux jouir de la vie se détourne aussi de la vie et, pour mieux oublier la mort, il oublie la mort et la vie. »
« (…) La méditation sur la mort, en nous obligeant à percevoir nos limites, nous oblige à les dépasser. Elle nous découvre l'universalité de l'Être et sa transcendance par rapport à notre être individuel. Ainsi, elle nous ouvre l'accès non pas d'une vie future, qui garderait un caractère toujours provisoire, mais d'une vie surnaturelle, qui pénètre et qui baigne notre vie manifestée : il ne s'agit pour nous ni de l'ajourner, ni même de la préparer, mais, dès aujourd'hui d'y entrer. »
Louis Lavelle, La conscience de soi, 1933,
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Lavelle était bien plus un ''sage'' qu'un ''philosophe'' puisqu'il s'intéressait au sens de l'existence. Cette sagesse gravite autour de la notion d'esprit, qu'il puise dans des sources autant spirituelles que philosophiques.
Au cœur de nos questions sur l'univers, sur la vie, est celle de l'être : « Tout savoir vise à nous donner une représentation de l’être : mais dans la philosophie, c’est l’être même que nous cherchons à atteindre » ( De l’intimité spirituelle,)
Pour Lavelle, la recherche, sur « le chemin de l'être » n’ignore pas la nécessité de l’intellect, de l’analyse réflexive. Et, pour atteindre l'être dans sa présence spirituelle, la pensée rencontre la spiritualité par l'intermédiaire d'une religion.
Le temps ne se dissocie pas de l'éternité, dit-il. Il fait référence à diverses expériences, dont celles de l'art, mais aussi religieuses.
La mort n'est pas un drame. L’essentiel de l’existence appartient au domaine spirituel.
La figure du philosophe, s'apparenterait-elle à celle du moine ?
- « Je ne m’étonne pas, mais j’éprouve du contentement à vous entendre dire que ma pensée a de la parenté avec l’idéal de la vie monastique (...). Un philosophe est comme un moine dans le monde »
La recherche de la sagesse passe par le recueillement et la solitude.
Louis Lavelle s'est nourri des ''Écritures'' et des Pères ( Augustin en particulier), des médiévaux, de Pascal. Pour les philosophes, il cite souvent : Platon, Leibniz, Descartes, Spinoza, Malebranche, Kant, Bergson ...
Pour Lavelle, l'Esprit ne se réduit pas au ''Dieu des philosophes'', s'il est la cause et la raison de tout, il est le Dieu intime, « Aussi ne faut-il pas s’étonner que nous considérions Dieu comme une personne. » ( Traité des valeurs, II )
1951-52 – Les Deux Etendards – Rebatet
Le docteur Destouches a été amnistié par le tribunal militaire ce 20 avril 1951 ! Destouches, c'est l’écrivain Céline - on dit que le juge n'avait pas fait la relation... - c'est celui aussi, qui s'en prenait à Pétain pour être trop tiède en matière d'antisémitisme ; qui a soutenu Doriot, et écrit dans les journaux les plus collaborationnistes.
Pétain, lui est mort en prison, lundi matin 23 juillet 1951. Il avait été condamné à mort, six ans plus tôt, pour intelligence avec l'ennemi et haute trahison. Mais ce vieux et glorieux maréchal - il avait 84 ans en 1940 - n'était peut-être que le faire-valoir de Darlan, Laval, et Bousquet...
En 1951, nous souhaitons nous détacher et renvoyer cette absurde période, dans les dossiers de l'Histoire, pour - quand même - qu'elle serve de leçon, à nos héritiers.
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Pourtant, cette même année, Lucien Rebatet, celui-là même qui avait publié en 42, Les décombres, un violent pamphlet antisémite, et fasciste, qui fut un ''best-seller'' pendant l'Occupation ; donc, ce Rebatet publie ''Les Deux Étendards'' en 2 volumes, dans la collection Blanche de Gallimard. Il est vrai que l'écrivain fut gracié le 12 avril 1947 de sa condamnation à mort, grâce à une pétition d'écrivains comme Camus, Mauriac, Paulhan, Martin du Gard, Bernanos, Aymé ou encore Anouilh.
Rebatet avait achevé en prison ce roman commencé à Sigmaringen. Et la rumeur veut que ce soit Camus qui l'ait recommandé à Gallimard.
Lancelot hésitait à se lancer dans la lecture de ce livre de 1300 pages, écrit par un antisémite, anticlérical, collaborateur ; mais Paulhan estime que son boycott n'est pas justifié : il ne traite ni de politique, ni de la guerre ; mais d’amour, de religion et d’art ; il ajoute « un catholique en tout cas ne peut ignorer ce roman de premier ordre. ». La curiosité est donc plus forte...
De plus - le roman de Lucien Rebatet est directement inspiré par cette expérience amoureuse de jeunesse : autour des années vingt, Rebatet est ami avec François Varillon dont l'appel au sacerdoce se heurte à une passion amoureuse pour une jeune voisine ; puis, Rebatet va s'éprendre d'elle.
A l'inverse de son ami, Varillon va choisir la foi, et la résistance. Il va participer à l’aventure de ''Témoignage Chrétien''. Après la guerre, il anime des cycles de conférences mensuelles ; Lancelot en suivra plusieurs ; séduit par son enseignement qui repose sur la raison ; et le discernement.
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Les ''Deux étendards'' sont une référence à un passage des ''Exercices de Loyola'' ; ils exaltent un combat et les deux bannières « autour desquelles les armées s’assemblaient en vue de la grande bataille : celle de l’Enfer et celle de l’Église,.. », en reprenant les mots du jésuite Naphta, dans ''La Montagne Magique '' de T. Mann.
Guillaume et Michel sont deux amis, à l'esprit potache et grossier, anti-bourgeois, anti-chrétiens et misanthropes... Michel, Nietzschéen,( alter ego de Rebatet), se destine à devenir un grand écrivain. Partagé entre Paris et Lyon, pauvre, il s'enivre de la vie parisienne des années vingt.
Régis camarade d'enfance qu'il connaît de Lyon, est à l'opposé, un peu mièvre, et surtout catholique : tout ce que méprise Michel. Régis, pourtant, a l'ambition de restaurer une religion qu'il reconnaît comme déclinante. Régis est un pianiste accompli ; la musique tient une grande place dans ce livre.
Régis est très amoureux d'Anne-Marie ; amour réciproque, mais sublimé, pour l’éterniser plutôt que de le consommer bourgeoisement sur terre.
La raison en est que Régis se destine au sacerdoce dans la Compagnie de Jésus, et Anne-Marie par fidélité à cet amour, après son baccalauréat, envisage d'entrer au couvent. Régis se confie à celui qu'il pense être son ami, Michel est bouleversé par l'incroyable récit de cet amour et souhaite découvrir cette mystérieuse Anne-Marie.
Si Lancelot s'est laissé prendre par cette lecture, parfois rude du fait de jugements à l'emporte pièce , il ressent de la part de l'auteur une certaine ''mauvaise foi'' dans le développement des sentiments que Michel dit éprouver pour Anne-Marie. Quand on comprend dès le début du roman, l'état d'esprit de Michel et Guillaume envers les femmes - qui ne cessent de les obséder – on se laisse difficilement emporté par sa soudaine passion pour l'amoureuse de son ami. A cela, il faut ajouter son désir d'une conversion religieuse dont dépendrait la conquête de la pure jeune fille !. Lancelot estime que la situation est trop tordue pour être honnête ; elle semble construite pour démolir ce qui est pour Régis et Anne-Marie est essentiel, leur spiritualité ( foi, amour, don de soi...)
Michel, passionnément amoureux, envisage de se convertir, seul voie – pense t-il - , pour rejoindre Anne-Marie.
Il n’ose pourtant avouer la vérité et son amour à Anne-Marie que le jour où Anne-Marie et Régis se sépareront.
Finalement, Anne-Marie, n'accepte pas cette séparation qui lui semble absurde; comment pourrait-elle venir de Dieu ? Régis semble s’enfermer orgueilleusement dans un ordre catholique. Cette soumission lui semble être une trahison.
Influencée par Michel, elle perd sa foi.
Anne-Marie se laisse embarquer, dans un voyage en Italie et en Turquie, et dans les plaisirs charnels. Michel tente de détruire en elle son attachement à sa religion, pour la jouissance de la vie.
De belles pages érotiques, laisseraient penser que la jeune fille partage pleinement cette passion. Un mariage entre les deux amants se prépare, les familles y consentent.
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Mais Anne-Marie refuse et rompt avec Michel.
Anne-Marie, n'est-elle que la victime de ses deux amants ? Elle dit elle-même : « Deux garçons se succèdent dans ma vie : le premier me chante le ciel, l'amour en Dieu, pour me lâcher à la porte d'une religion encore plus imbécile que la justice. Le second me prêche pendant un an la révolte, la massacre, et quand il a tout démoli, tout retourné, mon magnifique petit furibond me propose les douceurs bourgeoises, une descente de lit pour la vie. »
L'esprit est-il plus fort que la chair ? Si Anne-Marie ne retrouve pas la foi, elle en garde cependant la nostalgie, et la marque profonde. Elle dit elle-même que le christianisme est une « drogue », mais qu’elle en a pris « une trop forte dose » et « qu’elle ne s’en remettra jamais ».
Rebatet, par l'intermédiaire de Michel, trouve le sens d'une vie, dans l'art, la création d'une œuvre ; cela passe par la connaissance et le développement de soi. Vision élitiste, sans aucun doute, ouverte à une révolution nietzschéenne des valeurs, en opposition nette - selon lui - à un christianisme pervers et empli d'orgueil, à l'image du comportement du ''jésuite''.
Ce roman rempli de cette fièvre nietzschéenne, correspond bien, sans-doute, à l'état d'esprit d'un condamné dans sa cellule, qui écrit jour et nuit. Même si le langage y est cru, c'est plutôt bien écrit. Les sentiments sont disséqués, comme le christianisme, d'ailleurs ; le culte, les dogmes raillés. Il parle bien de Gide, de Proust.
Un roman long, parfois ennuyeux, sauf les dernières cent pages.. On en ressort bousculé, satisfait d'en finir...
S'il n'y avait pas eu la guerre. On aurait crié vive l'artiste ! C'est violent, démesuré, mais c'est artistique... Seulement, cet artiste, s'il prend les rennes de votre vie, devient un fasciste. Le fasciste et l'artiste, sont le même homme.
Lancelot, retrouve à la fin de l'ouvrage, sa première impression concernant la vraie-fausse amitié entre Michel et Régis. Au final, alors que Régis tente son « numéro évangélique. », et propose de se quitter en faisant la paix; Michel fait éclater sa haine, son mépris.
Et comme, il est écrit, en quatrième de couverture : « Régis et son Dieu triomphent, mais sur les ruines de tout bonheur humain ». Rebatet affirme que la doctrine catholique est encore plus nihiliste, que sa philosophie, dans le sens où elle nierait la nature humaine.