rougemont
1952 – Schuman -Rougemont -Corbin
On s'accorde à dire que c'est à partir du Congrès de La Haye de mai 1948, que le chantier de l'Europe a commencé. Huit cent "européistes" aux Pays-Bas, dont Camus, Malraux, des politiques, des hommes d'affaires se sont retrouvés aux Pays-Bas. Lors de la séance finale, les congressistes adoptent à l'unanimité le Message aux Européens préparé par le militant fédéraliste suisse Denis de Rougemont.
Depuis que Lancelot ( avec Elaine), avait rencontré Denis de Rougemont, lors d'une soirée au Cercle des étudiants vers 1930, ils n'avaient jamais rompu le contact.
Beaucoup avec Mounier, étaient passé au travers de ces années trente, en espérant, une troisième voie, voire même selon les mots de Rougemont, une'' révolution spirituelle''. Puis la guerre, avait renvoyé chacun à une réalité, bien plus triviale et tragique... Lancelot revit Rougemont, lors des "Rencontres Internationales de Genève", en 1946.
A présent, Schuman, lui-même, souhaitait rencontrer, sur un plan personnel, Rougemont. Il faut dire que Robert Schuman, s’intéressait de près à la question spirituelle.
C'est lors d'une discussion en aparté, que Schuman avait confié à Lancelot, qu'il était assez satisfait de sa disgrâce auprès de son ministère d'origine; et jusqu'à se porter garant auprès de la CIA, et lui permettre de le récupérer aux affaires étrangères sous le couvert du Saint-Siège. Le ministre évoqua Denis de Rougemont, chez qui il appréciait son ''personnalisme'', sa réflexion sur les totalitarismes, et sa spiritualité ouverte ( protestante).
Et finalement, c'est une grande chance, que l'occasion se soit présentée en juin 1952, lors d'une après-midi et du dîner : Lancelot put réunir Schuman, Nanik et Denis de Rougemont, et ( cerise sur la gâteau) Stella et Henry Corbin.
Les discussions tournent alors, bien-sûr autour de l'Europe, mais surtout concernent la spiritualité.
L'objectif d'une civilisation, dit Rougemont, c'est de donner un sens à la vie. « Elle pose un ordre, distingue le bien du mal, définit les raisons de vivre et de mourir, et dresse chaque homme, dès son enfance à s’y adapter et conformer. ».
- L'hindou a le karma, la caste... Dans un pays totalitaire, il y a le parti. L'européen, lui, semble un peu perdu. Il cherche, souvent il entre en conflit avec son milieu, les traditions, les préjugés...
- Cela ne daterait-il pas de cette religion « qui fit dépendre le salut de l’homme non point de l’observance des rites collectifs, mais de la conversion personnelle. » ? répond Rougemont.
« On peut donc définir l’Europe comme cette partie de la planète où l’homme, sans relâche, se remet en question, et veut changer le monde de telle manière que sa vie personnelle y prenne un sens. »
«Le fondement de cette révolution, son ressort et sa cause finale, c’est la notion, chrétienne à l’origine, de la valeur absolue de la personne humaine — de chaque personne humaine. »
Henry Corbin (1903-1978 ) répond qu'il y eut dans toutes les religions, des hérétiques. Lui-même s'intéresse aux hérétiques de l'Islam que sont les soufis, et les shi'ites... Loin de tout dogmatisme, il s'efforce de lier philosophie et théologie. C'est son professeur E. Gilson, qui l'a incité à apprendre l'arabe, il y a ajouté le persan et le turc... ! Deux rencontres l'ont de plus fortement marqués, Louis Massignon, et Denis de Rougemont... Corbin a traduit Heidegger, qu'il a rencontré avant guerre. Il a vécu à Istanbul, et actuellement son ''pays d'élection '' est l'Iran.
L'occident a perdu son ''sens'', au profit peut-être d'un esprit positif et d'une sécularisation de la société. D'ailleurs, si Corbin, parle de réconcilier l'Orient et l'Occident, c'est aussi de réconcilier la spiritualité et la rationalité, la théologie et la spiritualité... Et, c'est ce qu'il tente de présenter au '' cercle Eranos '' la première fois en 1949, devant des chercheurs, des intellectuels ; au cours de conférences où « chaque auteur traite de ce qui lui paraît essentiel pour l'homme à la quête de la connaissance de soi-même. ».
Les propos de Corbin interpellent fortement Lancelot, d'autant qu'il compare sa quête philosophique à la Quête du Graal, à laquelle seuls accéderont les chevaliers qui ont su s'en rendre dignes. Il fait référence à la querelle des universaux, au Moyen-âge, pour évoquer un monde de l' « imago », intermédiaire entre notre monde sensible, et le monde du pur Esprit.
Nos trois religions sont confrontés à un Texte. Nos théologies sont d'abord des herméneutiques ( un travail sur l'interprétation) ; et c'est sur l'esprit des textes qu'elles peuvent se rencontrer.
Rougemont plaide pour l'Europe de la culture ; d'autres pour l'Europe des marchandises. Si vous avez un bien A, et l'échangez contre un bien B ; à l'issue de l'échange vous possédez le bien B, et non plus le A ; c'est juste. Si vous avez un savoir A, et l'échanger contre un savoir B ; après l'échange, vous êtes riches des savoirs A et B... Et vous vous êtes fait un nouvel ami.
Robert Schuman, exprime lui, la responsabilité qu'il sent lui incomber, du bien commun. Devant les difficultés qui se présentent, s'il ne se décourage pas, c'est qu'il s'en remet – dit-il – à la Providence. Comment aurait-il pu affronter des élections, et les gagner, autrement ? La réconciliation entre L'Allemagne et la France est un autre défi, et préfigurera le projet européen.
Il comprend l'attachement de Corbin aux Textes, comme lui il dit apprendre du Nouveau Testament, « pour penser au plus près du Christ, et non pas selon les slogans du monde. ». Reconnaître dans un signe, comme l'Eucharistie, une Présence renouvelée lui donne l'énergie d'affronter les difficultés de la journée. « Je ne suis, dit-il, qu'un instrument imparfait, de la Providence. »
Schuman, qui hésitait jeune entre la prêtrise et l'engagement politique, a choisi le métier d'avocat, et la politique pour appliquer la doctrine sociale de l'Eglise et promouvoir la démocratie : « La démocratie doit son existence au christianisme. Elle est née le jour où l’homme a été appelé à réaliser dans sa tâche quotidienne la dignité de la personne humaine dans sa liberté individuelle, dans le respect des droits de chacun et dans la pratique de l’amour fraternel à l’égard de tous. Jamais, avant le Christ, de semblables concepts n’avaient été formulés».
Pour répondre à Rougemont, Schuman, pense que l'Europe, ne peut en rester à n'être qu'une entreprise économique et technique ; elle a besoin d'une âme, et il la reconnaît dans l'Europe chrétienne. L'Histoire a un sens, dit-il, elle tend vers plus d'égalité, et vers l'unité.
Lancelot interroge Henry Corbin sur ce ''cercle Eranos''. Et, ce qu'il va apprendre l'intéresse au plus au point.
Le projet de Olga Fröbe-Kapteyn (1881-1962), en 1933, était de construire un lieu avec une salle de conférence ("Casa Eranos") à côté de sa maison, sur les rives du Lac Majeur, à Ascona en Suisse . Elle se proposait d'accueillir des penseurs de tous ordres pour faire se rencontrer et dialoguer les philosophies orientales et occidentales.
La présence de Carl Gustav Jung (1875-1961) a été décisive, et autour de lui des chercheurs dévoués à trouver la « racine commune de toutes les religions ».
Plusieurs sont devenus des habitués, comme Denis de Rougemont, Massignon, Rudolf Otto, Gershom Scholem, Gilbert Durant, Joseph Campbell, Marie Louise Von Franz, Mircea Eliade, et bien-sûr Carl Gustav Jung et son épouse Emma, et bien d'autres...
Trois types d'études y sont pratiquées : Mythologie comparée; Anthropologie culturelle; et Herméneutique symbolique.
Henry Corbin a donné sa première conférence, en 1949. Eranos est devenu, pour lui, important, Eranos donne un sens, une manière d'être...
Cette année 1952, Eranos se tient du 20 au 28 août. Le thème est l'Homme et l’Énergie ( Mensch und Energie )
Lancelot est enthousiasmé, et évoque la possibilité de s'y rendre ; Rougemont lui explique que les cessions ne sont pas vraiment publiques... Olga, est responsable de la programmation et de l’hébergement. Elle sélectionne et convoque les invités par lettre officielle ; mais peut-être pourrait-il trouver à se loger à Ascona, et assister à quelques conférences ; Rougemont promet de faire ce qu'il faut ; même si cette année, il n'y sera pas ; mais, Lancelot devrait y retrouver Corbin.
En effet, Henry Corbin, prépare une conférence sur '' le Temps cyclique dans le mysticisme et dans l’ismaélisme.''. A noter, que Jung devrait parler à propos de la synchronicité ( Über die Synchronicität).
Après le 6 février 1934 - Le choix... 1
Comment ne pas s'interroger ? Comment ne pas douter, même de la République ?
La vie politique est un champ de manœuvres pour les professionnels de la politique ; leur carrière passe bien avant la défense du bien public... Les cabinets se suivent et les radicaux se succèdent à eux-mêmes... !
Mauriac espère en l'homme providentiel ; aussi est-il séduit par André Tardieu ou Philippe Henriot. Après les événements de ce 6 février, la politique semble se crisper sur des positions plus radicales de gauche ou de droite. Faut-il choisir ? Le 7 février Mauriac s'en prend '' au président du Conseil maçonnique ''.
La Franc-maçonnerie est compromise ; elle annonce publiquement une épuration dans ses rangs.
« La grande part de cette crise est due à nous-mêmes. Nous avons oublié la véritable tradition maçonnique, l’observation stricte de notre Constitution, le but moral et l’idéal admirable de la vraie Maçonnerie ». Georges Voronoff
« La Franc-maçonnerie est attachée plus que jamais à des formes supérieures de la vie sociale qu’elle pensait définitivement acquise par la civilisation : la liberté d’opinion et d’expression, le respect de la pensée et de la civilisation humaines, la souveraineté du peuple et l’élimination de la force dans les rapports entre les hommes et les nations. Or, la valeur de ces principes est remise en cause par l’institution de régimes qui prétendent justement les éliminer de la vie sociale. »
« Le 6 février, une foule fut lancée à l’assaut des institutions et la lutte contre le parlementarisme se transforma en lutte contre la démocratie. » Louis Doignon, Grand Maître de la Grande Loge de France
Si Lancelot, ne croit pas vraiment que ce 6 février pouvait être un complot contre la République…. Il prend conscience de la fragilité de cette République si décriée…
Denis de Rougemont avec Alexandre Marc et Karl Barth, Juvisy, 1934. |
Une discussion avec Denis de Rougemont, lui permet d'avancer :
- Ce sont les événements qui nous réveillent – dit-il – à présent, il faut choisir. Penser, c'est aussi prendre des risques, ce n'est pas qu'un refuge, un refuge idéal. Tant mieux, le ''risque '' c'est la santé de la pensée !
Certains nous disent, et il peuvent être tout autant marxistes, ou fascistes, que la loi ( historique) seule nous conduira à la liberté... Ce serait même le déterminisme de l'Histoire : abandonnez votre petit moi, et fondez votre destin dans la collectivité ; vos inquiétudes s'apaiseront...
Soyons vigilant, ne confondons pas sacrifice... et suicide !
- C'est un peu, comme si des nouveaux dieux, ou d'anciens dieux, ou de nouveaux mythes, nous menaçaient de leur puissance ; et que nous ne pourrions échapper à l’un qu'en nous jetant dans les griffes d'un autre... ?
- Oui, ils sont là. Ont-ils une raison d'être ? « Dénoncer leurs méfaits, ce n’est pas encore leur échapper. Les nier purement et simplement, ou désirer leur destruction, c’est de l’utopie. »
- Qui sont-ils... ?
L’État, la nation, la classe, la race, l’argent, l’opinion... Il sont ''Légion...'' !
- Ce serait le ''destin du siècle'' .. ?
- Non .. « En réalité, il n’y a de destin que personnel. Seul un homme peut avoir un destin, un homme seul, en tant qu’il est différent des autres hommes. »
Chacun de nous a un destin...Peut-être s'agit-il de commencer par rechercher - dans nos pensées – les origines de ces grands faits qui bouleversent le monde
- Ce retour à soi, c'est le retour à l'individu ?
- Attention, l'individualisme conduit aux mythes collectifs.
« La société doit être composée d’hommes réels. Nous avons tout calculé, sauf ce qui est en effet incalculable : l’acte de l’homme. Mais le temps vient où les hommes se lassent de théories qui expliquent tout sauf l’essentiel. »
« Les mythes collectifs n’expriment rien de plus qu’une certaine attitude, l’attitude démissionnaire de l’homme en fuite devant son destin. (…) la personne à son tour n’est rien d’autre que l’attitude créatrice de l’homme. Tout, en définitive, se joue dans l’homme et se rapporte à lui. Dans l’homme, la masse n’a pas plus de puissance que la personne. Dans l’homme, le choix peut avoir lieu, effectivement. »
« La personne, au contraire, de l’individu perdu dans l’Histoire, vit d’instant en instant, d’une tâche à une autre, d’un acte à un autre acte, toujours imprévisible, toujours aventureuse. Elle vit dans le risque et dans la décision, au lieu que l’homme des masses vit dans l’attente, la révolte et l’impuissance. » Denis de Rougemont « Destin du siècle ou vocation personnelle ? », Foi et Vie, février 1934.
Beaucoup ont institué la date du 6 février 1934, comme une de celles qui ont infléchi un ''destin personnel''. Ainsi Philippe Henriot ( qui deviendra sous Vichy, secrétaire d’état à l’Information et à la Propagande.). Ce jour lui permet l'appui d'un argumentaire antiparlementarisme opposant '' la masse des « honnêtes gens » à une poignée de « fripouilles » '', et qui va jusqu’au complot judéo-maçonnique. Il intervient passionnément à la Chambre sur ce thème, écrit un livre '' Le 6 février'', et multiplie les conférences en province.
Le 9 février, avec le PC, Jacques Doriot manifeste contre les fascistes. A l'opposé de Thorez et du Komintern, il prône une nouvelle ligne et le rapprochement avec la SFIO. Isolé, il sera exclu en juin 1934 et créera en 1936 le PPF.
Robert Brasillach (1909−1945) est un passionné de littérature, il dispose d'une chronique littéraire au quotidien l’Action Française, il est plutôt éloigné de la politique. Ce 6 février, il assiste à une pièce de théâtre ; et à la sortie il est pris par les événements : il écrira plus tard :
« Un escroc juif d’Odessa, Alexandre Stavisky, paraissait au centre d’une redoutable combinaison dont faisait partie les plus grands noms. On allait l’arrêter, il fuyait en Savoie, on le trouvait mort dans une villa de Chamonix, dans les premiers jours de 1934. Suicide ? On le dit. Assassinat, c’était plus probable. Désormais, il était impossible d’arrêter l’affaire. (...)
Tant de mensonges, tant de piètres hypocrisies révoltaient la ville. Dès le début de janvier, la fièvre monta, on arracha les grilles d’arbres boulevard Saint-Germain, on conspua les parlementaires et les gardes mobiles. Ainsi se préparait-on à l’émeute – ou à la révolution. (...)
À onze heures et demie, en sortant du théâtre, un spectacle singulier nous arrêta soudain : à l’horizon, quelque chose de lumineux dansait, au-dessus des têtes, semblait-il. Nous regardions sans comprendre ce feu balancé et noir : c’était un autobus, au Rond-Point, que l’on renversait. Et soudain, comme nous avancions, une foule énorme reflua soudain sur nous, des automobiles chargées de grappes d’hommes et de femmes roulèrent à grands sons de trompe, de vieilles dames se mirent à courir, les jambes à leur cou. Nous comprîmes que ce n’était pas une manifestation, mais une émeute.
( …) Une immense espérance naissait dans le sang, l’espérance de la Révolution Nationale (...)
Pour nous, nous n’avons pas à renier le 6 février. Chaque année nous allons porter des violettes place de la Concorde, devant cette fontaine devenue cénotaphe (un cénotaphe de plus en plus vide), en souvenir de vingt-deux morts. (...)
Mais si le 6 fut un mauvais complot, ce fut une instinctive et magnifique révolte, (…) avec (…) (...) son espérance invincible d’une Révolution nationale, la naissance exacte du nationalisme social de notre pays. » Robert Brasillach - Notre avant-guerre, Paris, Plon, 1941
La condisciple de Brasillach, Simone Weil, en 1934 suspend sa carrière de professeur de philosophie, pour faire l'expérience de la condition ouvrière à la chaîne. Parallèlement, elle s'intéresse à la spiritualité chrétienne. Elle écrit alors : elle écrit : « la civilisation la plus pleinement humaine serait celle qui aurait le travail manuel pour centre, celle où le travail manuel constituerait la suprême valeur »
Les Années 1930 – à Paris, la vie intellectuelle 3
La crise économique rend instable la vie politique. Le parti radical, toujours dominant gouverne avec la droite, mais il est en crise, d'autant que son électorat, les classes moyennes, perd en pouvoir d'achat. En 1932, le résultat des élections, avec le progrès de la SFIO, portent les radicaux vers la gauche.
Les ''non-conformistes'' lancent le ''ni droite, ni gauche'' dans un front commun de la jeunesse intellectuelle. Denis de Rougemont pense pouvoir réunir des jeunes de l'Action Française, des personnalistes d’Esprit et de l'Ordre Nouveau, et même des communistes ( comme Paul Nizan, par exemple) . Ils ont tous lu et partagé : Décadence de la nation française et Le Cancer américain de Robert Aron et Arnaud Dandieu dès 1931, La Crise est dans l'homme de Thierry Maulnier ou Le Monde sans âme d'Henri Daniel-Rops en 1932
Lancelot reste proche de Painlevé, fatigué il réussit à concilier la politique, et ses travaux personnels. Il soutient la vitalité de de l'aérien dans la défense de la nation ; et se passionne pour les travaux d'Einstein. En novembre 1931, il a participé au congrès du désarmement organisé par L’Europe nouvelle.
Dans Notre Temps du 12 Octobre 1930, un article de Brossolette titrait : « Faites la guerre ou désarmez » Brossolette appelait au désarmement...
Lancelot a longuement échangé avec Painlevé sur le nationalisme allemand ; de nombreux renseignements, ciblent ''le projet de Zollverein '' austro-allemand, qui prévoit un '' Anschluss '' avec l’Autriche ; puis avec la Hongrie... Painlevé y voit le même scénario qu'en 1914 ; à ceci se combinent l'insatisfaction de l'Allemagne suite au traité de Versailles, la crise économique... Aussi, en réaction contre le succès nazi, Painlevé met en garde Lancelot contre un pacifisme intégral... Malade, il prend connaissance des résultats électoraux de la présidentielle de 1932, en Allemagne : 36,7% pour le NSDAP ; Hindenburg est réélu président du Reich.
Le 30 janvier 1933, Painlevé, alité, apprend qu'Adolf Hitler est nommé chancelier ; il prédit à Lancelot la mort de la civilisation européenne... Après avoir obtenu, les pleins pouvoirs, Hitler proclame le NSDAP, parti unique.
Painlevé tient absolument à soutenir les victimes de l'antisémitisme allemand. Anne-Laure le visite souvent, ils lisent ensemble, en allemand, Faust de Goethe. Il meurt le 29 octobre 1933. Le Parlement organise des funérailles nationales et une inhumation au Panthéon.
Le front de la jeunesse - instrument d'une rénovation politique, de la LAURS, aux mouvements fondés par Jean Luchaire et Otto Abetz - se divise sur l'idée de pacifisme. Le rêve européen semble s'évanouir ; mais reste l'ambition d'opposer au vieux monde, le front d'une jeunesse révolutionnaire.
Lancelot se souvient d'une soirée de l'Union pour la Vérité, en février 1933 avec des membres de la Jeune Droite comme Daniel-Rops, Maxence, Maulnier, avec Mounier et Izard d'Esprit, avec Rougemont, Dandieu de L'Ordre Nouveau, André Chamson
Photo: Denis de Rougemont Avec Emmanuel Mounier (à droite) lors d’un congrès d’Esprit, 1934
Tout ceci reçoit le choc brutal du 6 février 1934 ; l'occasion de passer des cartels pacifistes de la fin des années vingt, au choix entre fascisme et anti-fascisme. Esprit refuse de se politiser, et Bergery, radical et ''jeune-turc'', fonde ''le front commun'' anti-fasciste. Rougemont ( L'Ordre Nouveau) maintient son appel à la '' Révolution spirituelle'' :
« Quand nous disons « spirituel d’abord », nous ne voulons pas qu’on entende intellectuel, idéaliste, clérical, ni surtout « spiritualiste ». ( …) Nous ne disons pas : « Esprit ! Esprit ! » Nous disons « spirituel ». Cet adjectif qualifie l’acte personnel, c’est-à-dire ce qu’il y a de plus humain dans l’homme, le sommet de ses hiérarchies, le fondement réel de sa liberté. On nous a reproché de ne pas définir la personne qui est à l’origine de toute notre construction. Répétons donc que pour nous : la personne c’est l’individu engagé dans le conflit créateur. Conflit qui se résout par l’acte,
(…) Une révolution n’est pas seulement une redistribution des biens matériels suivant une autre méthode que la capitaliste. Nous ne sommes pas disposés à défendre la répartition actuelle des richesses, mais nous exigeons que, sous le prétexte, trop souvent fallacieux, de doter l’homme de ces biens matériels, on ne le prive pas à jamais de toute possibilité spirituelle, non seulement d’en posséder, mais d’en concevoir d’autres. » « Spirituel d’abord », L’Ordre nouveau, Paris, n° 3, juillet 1933, p. 13-17. Texte rédigé avec Daniel-Rops.
A ''Notre Temps'' chacun se disait ''réaliste'', et Luchaire ajoutait ''technique''. Il s'agirait alors de créer un ''Etat technique'' basé sur l'économie, loin des querelles religieuses... On s'interrogeait sur l'Etat moderne au titre du réalisme, doit-il employer des ''méthodes d'autorité''?
Luchaire projetait également une réorganisation politique ; envisageant que la ''nouvelle génération'' s'unisse par l'action sur le terrain pour une gauche unitaire, « sans se diviser, sans se combattre au nom de vieux dogmes, de vieilles idéologies et d'étiquettes vides de sens présent. » Luchaire, « La vraie "gauche unitaire" », Notre Temps, n°6, 15/02/1930.
Une réflexion qui s'adressait avant tout au parti Radical ; mais qui a eut peu d’effets...
De plus Pierre Brossolette, se demandait si Notre Temps n'excluait pas le socialisme ? ( lettre du 4 mai 1930). Il rejoignait l'idée de la nouvelle génération, mais contestait une unanimité de vues sur le plan politique.
En 1933, la question à propos du pouvoir national-socialiste en Allemagne, se pose. Luchaire maintient sa position du rapprochement entre les deux pays ; Brossolette le trouve gravement compromis.
La SFIO fait face en son sein à la contestation des ''néo-socialiste'' qui veulent une révolution constructive, technicienne, planifiée, et non-marxiste.... Luchaire se dit intéressé.
Au lendemain du 6 février 1934, Luchaire dénonce « une bande de factieux en révolte contre la légalité » et se fait le défenseur de la légalité républicaine. ( Notre Temps, n°36, 07/02/1934.)
Mais Luchaire persévère dans sa volonté d’un rapprochement toujours plus politique et Notre Temps devient une revue inconditionnellement favorable à Hitler et à sa politique révisionniste. À son tour le réarmement allemand est justifié ! Sans doute la revue est-elle financée, de façon occulte, par Otto Abetz. Telle est au moins la conviction de Brossolette !
1930 – Maritain, Rougemont
Elaine de L. qui continue de fréquenter régulièrement les Maritain, a été ébranlée par le suicide de Jeanne Bourgoint le jour de Noël 1929. Elle et son frère Jean, ami de Cocteau, vivaient une relation fusionnelle depuis leur jeunesse... Comme Cocteau, ils étaient addictifs à l'opium... Comme Cocteau, son frère s'était converti, Jeanne refusant cette foi-pansement ...
Ce qui est effroyable, c'est que dans le roman ''Les enfants terribles'' de Cocteau paru en juillet 1929; qui prenait le frère et la sœur comme modèles, dans ce roman le personnage qui représente Jeanne se donnait aussi la mort … !
Elaine n'appréciait pas trop le milieu surréaliste ou d'avant-garde que mettait en valeur le couple mécène Marie Laure et Charles de Noailles... Cependant, elle et Lancelot ne peuvent résister à l'une des fêtes fastueuses organisée à leur hôtel, place des États-Unis... C'est quelques temps après une projection publique au studio 28 de L’Age d’Or ( de de Luis Buñuel et Salvador Dalí ), en décembre 1930... Des militants de ligues nationalistes avaient investi le cinéma, chassant les spectateurs et hurlant des slogans antisémites...
On ne parle que de cela, d'autant que les Noailles ont financé le film... Lancelot et Elaine, revoient à nouveau Jeanne L. accompagnée de Xavier de Hauteclocque, alors rédacteur au quotidien le ''Petit Journal '', son nouveau compagnon; c'est ce que soupçonne Lancelot – alors qu'elle est mariée depuis 1927 avec un écrivain à succès et assez flambeur.... C'est la vie délurée parisienne...!
Elaine retrouve Jean Hugo, qui a beaucoup soutenu Jean Bourgoint, et qu'elle estime beaucoup, pour sa peinture et aussi pour son tempérament mystique... Il est en contact avec Maritain et l'abbé Mugnier, et souhaite se convertir... Seulement, sa situation maritale est compliquée; Elaine le sait bien, elle qui connaît bien Valentine, son épouse; et qui s'est laissée prendre dans les filets surréalistes de Paul Eluard, qui cherchait à se faire consoler du départ de Gala; puis d'André Breton qui se moque d'elle.... Non, Elaine n'aime pas bien les surréalistes!
L'abbé Mugnier, baptise Jean, le le 11 mars 1931, rue Méchain, chez les sœurs de Cluny ; Maritain est le parrain.
Lancelot et Hauteclocque échangent sur la situation en Allemagne.
De nouvelles élections au Parlement ont eu lieu le 14 septembre 1930. Le Parti national-socialiste ouvrier allemand (NSDAP), qui reçoit notamment l’appui financier d’Emil Kirdorf (l’un des magnats de la Ruhr), de Fritz Thyssen (président du conseil de surveillance des Aciéries réunies) et de Hljalmar Schacht (ancien président de la Reichsbank), passe de 2,6 % des voix en 1928 à 18,3 %.
Au cours d'une soirée au Cercle des étudiants, il y a beaucoup de monde pour écouter une lecture de Ludmilla Pitoëf. Lancelot et Elaine sont présentés à Denis de Rougemont, et Robert de Traz invite le groupe à continuer la soirée chez lui... Denis de Rougemont est très intéressé par les propos d'Elaine qui est questionnée sur Maritain et le thomisme... Quelques jours plus tard, Elaine seule, se rend à un dîner chez Traz, où sont présents, Rougemont, Maritain, et Berdiaev...
Elaine se confie à Lancelot, du présent que lui a fait Rougemont, une édition du Tristan et Yseult de Bédier et de tous les propos qu'il lui a tenu sur l'amour, mais c'est surtout l'impression qu'elle eut, qu'il lui vantait l'adultère, à elle...! Pour qui, le fait d'être mariée empoisonne sa relation avec Lancelot.
Denis de Rougemont Avec Emmanuel Mounier (à droite) lors d’un congrès d’Esprit, 1934 |
Denis de Rougemont, a 24ans, suisse, élégant; il va publier '' Le Paysan du Danube'' ( un récit de voyage sur sa quête du romantisme allemand...). Pourquoi est-il venu à Paris? - «J’ai refusé un poste de professeur en Chine, au lendemain de mes derniers examens. Je voulais aller vivre, agir, écrire, au lieu où se déroulait l’Aventure de l’esprit : ce ne pouvait être alors, et pour moi, que Paris. »
Ce soir là, il se présente comme s'il défendait sa spécificité romande d'être protestant, et la défendre contre l'offensive thomiste; il est vrai que Maritain insiste toujours auprès de ceux qu'il conseille, de maintenir le ''catholique, d'abord'', ainsi auprès de Mounier qu'il met en garde contre son ''interconfessionnalisme''; et contre certaines dérives des ''hommes d'action'' trop centrés sur leur réussite, et non sur le témoignage... Pour tous ces jeunes, Maritain parait bien ''antimoderne''; même s'ils retiennent de lui, la hierarchie ''individu-société-personne'' et la dialectique ''individu/personne'' ... Ce qui les différencie, c'est le rôle des chrétiens dans la société....
Lancelot, note une réflexion sur le concept de personne, qui est réservé à l'humain et qui possède un esprit ( dont la fine pointe est divine), tandis que celui d’individu est commun à l’homme et à l'animal. L'individualisme moderne, tend à exalter l'individu - en le camouflant en personnalité - alors qu'il avilit la personnalité véritable...