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1952 – Ascona – Eranos – 2
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Le séjour est intense ; et très vite le groupe de résidents à Ascona, s'organisent pour les transports jusqu'à la Casa ; et les repas et visites diverses.
Carl Gustav Jung est très sollicité ; grand, assez imposant malgré son âge ; il fait manifestement beaucoup d'efforts, pour être agréable envers chacun. Il est vénéré par tous ici, des femmes en particulier. Lancelot parvient tout de même à s'approcher du maître, et l'interroger sur le Graal.
Il répond : « Les histoires du Graal ont été de la plus haute importance pour moi depuis que je les ai lues, à l’âge de 15 ans, pour la première fois. J’avais l’impression qu’un grand secret se cachait encore derrière ces histoires. »
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Mais il s'agit d'un terrain réservé à sa femme; l'appelant aussitôt, il pousse Lancelot vers elle.
Emma Jung a 70 ans; mariée en 1903, elle a eu cinq enfants. Analyste, elle donne encore des conférences, et des cours à Zurich. Elle s'est toujours intéressé à l'histoire du Graal, et elle est souvent sollicitée pour donner des cours à ce sujet. Elle dit que les chemins tortueux de la quête du Graal, ont été une des voies d'accès à sa propre réalité inconsciente. Cette étude lui a ouvert les portes de la compréhension des grandes images archétypiques.
Lancelot lui retrace le contexte de sa propre recherche, et en particulier comment elle se rattache à sa lignée. Emma Jung se dit très intéressée par cette recherche au cours des siècles ; et plus généralement par cet attachement à toute une culture qui peut nourrir ainsi une quête.
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Après avoir écouté longuement Lancelot, elle s'émerveille de sa connaissance du mythe arthurien. Elle note également, son questionnement sur Dieu.
Sur ce point, elle répond que les réponses philosophiques de Dieu, sont purement intellectuelles. Ce Dieu éventuel compris philosophiquement vit-il quelque part, c'est à dire en soi ? - Je dois, avant tout, trouver l'image de Dieu valable pour moi ( celle du Dieu des catholiques, par exemple). Dieu est toujours spécifique à une tradition. Le divin est une force vivante qui me saisit. Jung dit qu'il peut être « barbare, infantile et profondément dépourvu de scientificité. »
Et, sans être contradictoire - pour avancer – Emma Jung insiste sur le concept d'individuation, et estime que nous sommes invités, chacun, à nous différencier de nos racines collectives. Ce chemin, utilise les rêves ou les mythes. L'idéal est de trouver - dans sa tradition - son ''mythe personnel''.
Selon Jung, l’individuation, c’est le fait de devenir qui nous sommes vraiment ; nous sommes unique.
Lancelot, pendant cette semaine, a la chance de côtoyer Henry Corbin dont il se met à l'écoute, avec chaque jour toujours plus de curiosité. Ils sont partis de la pensée allemande, avec K. Barth, puis Heidegger. Ensuite Corbin explique sa découverte de l'Iran, puis de la pensée de Jung.
Lancelot comprend que Corbin souhaite utiliser la méthode de l'interprétation - seul chemin vers une Connaissance vraie, telle que Heidegger l’utilise pour le Dasein , l'être dans le monde, inscrit dans ce Temps...
En simplifiant : la Phénoménologie prend en compte tout acte de la conscience, tous : ainsi l'imagination, ou l'amour , bref : tout sentiment participe à la connaissance de l'objet. La connaissance du réel n'est pas seulement affaire de logique, mais l'affaire de l'acte de conscience.
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Donc, Lancelot comprend que Corbin envisage de parler de l'être hors de ce Temps ; il s'appuie sur ce que permet la spiritualité orientale, et particulièrement la sagesse iranienne ( qui serait sans-doute, son ''mythe personnel ''). Corbin décrit ainsi, un monde qu'il appelle '' l'imaginal '', à ne surtout pas confondre avec ce que nous entendons par ''imaginaire'' ( c.à d. , pas vraiment réel...). L'imaginaire, en Occident, n'existe pas vraiment et échappe donc à la rigueur et à la méthode. En Iran, la spiritualité ne discrédite pas l'imagination, et la considère comme une faculté de connaissance. Peut-être un peu à la manière de la psychanalyse jungienne avec les rêves.
Ce monde de l'imaginal, Corbin le situerait entre le monde des idées et le monde sensible ; et dans le cas, par exemple des ''idées sur Dieu'', l'imaginal fait le lien entre les deux mondes. De la même façon sur l'idée de la mort : Corbin renvoie au ''Sein zum Tode '' ( ''Etre vers la mort '') de Heidegger ; non pas que cela renvoie à l'après-mort ; mais plutôt à la prise de conscience de sa mort. Précisément Corbin, va plus loin, puisqu'il pense que '' l'âme connaît ce qu'il adviendra d'elle.''
Pour répondre à son attente, Lancelot remarque la gentillesse de Corbin, qui n'insiste pas sur la mystique shî'ite qu'il ne connaît pas du tout ; et revient au christianisme, avec cette particularité d'un Christ, comme image de Dieu, et comme image de l'Homme jusque dans son désespoir, et sa mort.
Corbin s'interroge sur le Christ chrétien qui est rapproché de l’Être, mais qui n'est qu'idée de l’Être, spéculation... Quel est ce Christ qui s'adresse à moi et dont je fais l'expérience ?
Finalement, Corbin fait le procès d'une théologie affirmative et rationnelle, pour préférer une théologie négative ( chez M° Eckhart par exemple).
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Corbin renvoie à cette parole de Maître Eckhart dans le Sermon N°12 : « L'oeil dans lequel je vois Dieu est le même œil dans lequel Dieu me voit. Mon oeil et l'oeil de Dieu sont un seul et même œil, une seule et même vision, une seule et même connaissance, un seul et même amour. »
Il ne s'agit pas bien-sûr de se prendre pou Dieu, mais de se dépouiller de soi et de laisser la place à Dieu.
Quand Corbin parle de chevalerie ( spirituelle ) ; il pense aux sages, aux prophètes.
Selon Corbin, avant d'atteindre cette chevalerie, soyons un pèlerin. Il faut d'abord avoir parcouru un certain itinéraire ; et atteindre le monde imaginal. Ensuite, pour vivre ''chevalier'', il nous faudra revenir vers le monde sensible.
1952 – Schuman -Rougemont -Corbin
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On s'accorde à dire que c'est à partir du Congrès de La Haye de mai 1948, que le chantier de l'Europe a commencé. Huit cent "européistes" aux Pays-Bas, dont Camus, Malraux, des politiques, des hommes d'affaires se sont retrouvés aux Pays-Bas. Lors de la séance finale, les congressistes adoptent à l'unanimité le Message aux Européens préparé par le militant fédéraliste suisse Denis de Rougemont.
Depuis que Lancelot ( avec Elaine), avait rencontré Denis de Rougemont, lors d'une soirée au Cercle des étudiants vers 1930, ils n'avaient jamais rompu le contact.
Beaucoup avec Mounier, étaient passé au travers de ces années trente, en espérant, une troisième voie, voire même selon les mots de Rougemont, une'' révolution spirituelle''. Puis la guerre, avait renvoyé chacun à une réalité, bien plus triviale et tragique... Lancelot revit Rougemont, lors des "Rencontres Internationales de Genève", en 1946.
A présent, Schuman, lui-même, souhaitait rencontrer, sur un plan personnel, Rougemont. Il faut dire que Robert Schuman, s’intéressait de près à la question spirituelle.
C'est lors d'une discussion en aparté, que Schuman avait confié à Lancelot, qu'il était assez satisfait de sa disgrâce auprès de son ministère d'origine; et jusqu'à se porter garant auprès de la CIA, et lui permettre de le récupérer aux affaires étrangères sous le couvert du Saint-Siège. Le ministre évoqua Denis de Rougemont, chez qui il appréciait son ''personnalisme'', sa réflexion sur les totalitarismes, et sa spiritualité ouverte ( protestante).
Et finalement, c'est une grande chance, que l'occasion se soit présentée en juin 1952, lors d'une après-midi et du dîner : Lancelot put réunir Schuman, Nanik et Denis de Rougemont, et ( cerise sur la gâteau) Stella et Henry Corbin.
Les discussions tournent alors, bien-sûr autour de l'Europe, mais surtout concernent la spiritualité.
L'objectif d'une civilisation, dit Rougemont, c'est de donner un sens à la vie. « Elle pose un ordre, distingue le bien du mal, définit les raisons de vivre et de mourir, et dresse chaque homme, dès son enfance à s’y adapter et conformer. ».
- L'hindou a le karma, la caste... Dans un pays totalitaire, il y a le parti. L'européen, lui, semble un peu perdu. Il cherche, souvent il entre en conflit avec son milieu, les traditions, les préjugés...
- Cela ne daterait-il pas de cette religion « qui fit dépendre le salut de l’homme non point de l’observance des rites collectifs, mais de la conversion personnelle. » ? répond Rougemont.
« On peut donc définir l’Europe comme cette partie de la planète où l’homme, sans relâche, se remet en question, et veut changer le monde de telle manière que sa vie personnelle y prenne un sens. »
«Le fondement de cette révolution, son ressort et sa cause finale, c’est la notion, chrétienne à l’origine, de la valeur absolue de la personne humaine — de chaque personne humaine. »
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Henry Corbin (1903-1978 ) répond qu'il y eut dans toutes les religions, des hérétiques. Lui-même s'intéresse aux hérétiques de l'Islam que sont les soufis, et les shi'ites... Loin de tout dogmatisme, il s'efforce de lier philosophie et théologie. C'est son professeur E. Gilson, qui l'a incité à apprendre l'arabe, il y a ajouté le persan et le turc... ! Deux rencontres l'ont de plus fortement marqués, Louis Massignon, et Denis de Rougemont... Corbin a traduit Heidegger, qu'il a rencontré avant guerre. Il a vécu à Istanbul, et actuellement son ''pays d'élection '' est l'Iran.
L'occident a perdu son ''sens'', au profit peut-être d'un esprit positif et d'une sécularisation de la société. D'ailleurs, si Corbin, parle de réconcilier l'Orient et l'Occident, c'est aussi de réconcilier la spiritualité et la rationalité, la théologie et la spiritualité... Et, c'est ce qu'il tente de présenter au '' cercle Eranos '' la première fois en 1949, devant des chercheurs, des intellectuels ; au cours de conférences où « chaque auteur traite de ce qui lui paraît essentiel pour l'homme à la quête de la connaissance de soi-même. ».
Les propos de Corbin interpellent fortement Lancelot, d'autant qu'il compare sa quête philosophique à la Quête du Graal, à laquelle seuls accéderont les chevaliers qui ont su s'en rendre dignes. Il fait référence à la querelle des universaux, au Moyen-âge, pour évoquer un monde de l' « imago », intermédiaire entre notre monde sensible, et le monde du pur Esprit.
Nos trois religions sont confrontés à un Texte. Nos théologies sont d'abord des herméneutiques ( un travail sur l'interprétation) ; et c'est sur l'esprit des textes qu'elles peuvent se rencontrer.
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Rougemont plaide pour l'Europe de la culture ; d'autres pour l'Europe des marchandises. Si vous avez un bien A, et l'échangez contre un bien B ; à l'issue de l'échange vous possédez le bien B, et non plus le A ; c'est juste. Si vous avez un savoir A, et l'échanger contre un savoir B ; après l'échange, vous êtes riches des savoirs A et B... Et vous vous êtes fait un nouvel ami.
Robert Schuman, exprime lui, la responsabilité qu'il sent lui incomber, du bien commun. Devant les difficultés qui se présentent, s'il ne se décourage pas, c'est qu'il s'en remet – dit-il – à la Providence. Comment aurait-il pu affronter des élections, et les gagner, autrement ? La réconciliation entre L'Allemagne et la France est un autre défi, et préfigurera le projet européen.
Il comprend l'attachement de Corbin aux Textes, comme lui il dit apprendre du Nouveau Testament, « pour penser au plus près du Christ, et non pas selon les slogans du monde. ». Reconnaître dans un signe, comme l'Eucharistie, une Présence renouvelée lui donne l'énergie d'affronter les difficultés de la journée. « Je ne suis, dit-il, qu'un instrument imparfait, de la Providence. »
Schuman, qui hésitait jeune entre la prêtrise et l'engagement politique, a choisi le métier d'avocat, et la politique pour appliquer la doctrine sociale de l'Eglise et promouvoir la démocratie : « La démocratie doit son existence au christianisme. Elle est née le jour où l’homme a été appelé à réaliser dans sa tâche quotidienne la dignité de la personne humaine dans sa liberté individuelle, dans le respect des droits de chacun et dans la pratique de l’amour fraternel à l’égard de tous. Jamais, avant le Christ, de semblables concepts n’avaient été formulés».
Pour répondre à Rougemont, Schuman, pense que l'Europe, ne peut en rester à n'être qu'une entreprise économique et technique ; elle a besoin d'une âme, et il la reconnaît dans l'Europe chrétienne. L'Histoire a un sens, dit-il, elle tend vers plus d'égalité, et vers l'unité.
Lancelot interroge Henry Corbin sur ce ''cercle Eranos''. Et, ce qu'il va apprendre l'intéresse au plus au point.
Le projet de Olga Fröbe-Kapteyn (1881-1962), en 1933, était de construire un lieu avec une salle de conférence ("Casa Eranos") à côté de sa maison, sur les rives du Lac Majeur, à Ascona en Suisse . Elle se proposait d'accueillir des penseurs de tous ordres pour faire se rencontrer et dialoguer les philosophies orientales et occidentales.
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La présence de Carl Gustav Jung (1875-1961) a été décisive, et autour de lui des chercheurs dévoués à trouver la « racine commune de toutes les religions ».
Plusieurs sont devenus des habitués, comme Denis de Rougemont, Massignon, Rudolf Otto, Gershom Scholem, Gilbert Durant, Joseph Campbell, Marie Louise Von Franz, Mircea Eliade, et bien-sûr Carl Gustav Jung et son épouse Emma, et bien d'autres...
Trois types d'études y sont pratiquées : Mythologie comparée; Anthropologie culturelle; et Herméneutique symbolique.
Henry Corbin a donné sa première conférence, en 1949. Eranos est devenu, pour lui, important, Eranos donne un sens, une manière d'être...
Cette année 1952, Eranos se tient du 20 au 28 août. Le thème est l'Homme et l’Énergie ( Mensch und Energie )
Lancelot est enthousiasmé, et évoque la possibilité de s'y rendre ; Rougemont lui explique que les cessions ne sont pas vraiment publiques... Olga, est responsable de la programmation et de l’hébergement. Elle sélectionne et convoque les invités par lettre officielle ; mais peut-être pourrait-il trouver à se loger à Ascona, et assister à quelques conférences ; Rougemont promet de faire ce qu'il faut ; même si cette année, il n'y sera pas ; mais, Lancelot devrait y retrouver Corbin.
En effet, Henry Corbin, prépare une conférence sur '' le Temps cyclique dans le mysticisme et dans l’ismaélisme.''. A noter, que Jung devrait parler à propos de la synchronicité ( Über die Synchronicität).