1967
Souvenirs d'enfance et d'adolescence
La fin des années 60, s'est déroulée pour moi, sous la protection du Petit Séminaire de Marseille, qui s'est transformé, après Vatican II, en Centre des vocations ( Centre Le Mistral, rue d'Isoard ). Une équipe de jeunes prêtres, enthousiastes du renouveau de l'Eglise, animait notre collectivité, dans l'esprit d'une véritable famille, disponibles jour et nuit. Je me souviens du supérieur Louis Magnan, et de Bernard Combes, René Giffon, Albert de Méreuil, et bien sûr Bernard Cormier ; et surtout des pères Bob de Veyrac, mon directeur de conscience, qui gérait les ''cadets'', et de Bernard Chabert, avec les ''aînés''. Quelles belles années de travail en équipe, d'école du respect de chacun, du goût des études, de la prise en compte des questions qui animent les adolescents en général, et de celles que se posent de jeunes garçons sur leur vocation... !
Depuis, la visite - dans mon institution catholique et mariste de Saint-Joseph, près de la place de Castellane – d'un père mariste ( Lavisse, je pense...) je m'interrogeais sur mon désir d'être prêtre : je ne me souviens pas bien, pour un garçon de douze ans , ce que cela pouvait signifier. Peut-être s'agissait-il, de souhaiter vivre plus profondément dans un contexte religieux, c'est à dire goûter la vie en Dieu... Après la mort de ma mère, je suis parti visiter, sur proposition du prêtre, à ma demande, avec mon père un juvénat ( petit-séminaire mariste) situé assez loin, et isolé, me semble t-il. Mon père refusa cette décision avant la fin du lycée. Il finit par accepter que j'entre au Petit-Séminaire de Marseille, où je pouvais suivre des études ordinaires... J'y entrais en classe de quatrième, avec la difficulté de n'avoir jamais fait de latin, obligatoire. J'étais pensionnaire. Nous avions chaque jour la messe le matin, et la prière du soir. Après les cours et une récréation, nous entrions en étude avec la possibilité d'aller rencontrer son directeur spirituel, ou d'aller prier à la chapelle.
|
|
J'ai acquis le goût de la lecture, avec la collection ''Signe de Piste'' ( le Prince Eric...) et de nombreux ouvrages spirituels.
A partir de la classe de seconde ; le Petit Séminaire devenait le Centre Mistral ; et nous n'avions plus cours dans nos locaux. Nous devions intégrer un Lycée ( privé ou public), mais restions pensionnaires. Je quittais les ''cadets'', pour devenir ''aîné'', avec en particulier des temps d'étude libres et non surveillés. J'intégrais l'école ''Timon-David'' jusqu'en terminale.
J'ai découvert la littérature : les '' Pensées de Pascal '' était mon livre de référence. J'achetais et lisais de nombreux livres de poche : Mauriac, Green, Cesbron, Hervé Bazin, André Gide et particulièrement Albert Camus ( Le mythe de Sisyphe, Noces...).
J'avais deux existences : l'une au Petit-Séminaire : joyeuse, fraternelle, spirituelle ; et l'autre chez mon père ( absent) et ma ''belle-mère '' tyrannique : douloureuse, haineuse, révoltante. Heureusement, je retrouvais ma sœur et ma voisine dont je pensais être amoureux... Je lisais beaucoup - Balzac par exemple - ou j'écoutais les Beatles avec la fille de nos voisins. Ma délivrance, lors des grandes vacances, était de partir seul, en train, chez mon grand-père...
A Marseille, l'été, je m'ennuyais dans notre pinède, écrasé par le crissement incessant des cigales... Il m'était interdit de rentrer dans la villa, même pour boire. Divers sentiments, brouillaient ma foi, et mes désirs. Celui de découvrir le féminin, sans-doute, mais ceux qui me faisaient véritablement souffrir étaient emplis de révolte et de haine.
Ma mère m'avait manqué. Ma belle-mère me harcelait.
/image%2F0551881%2F20240907%2Fob_f64c69_l-homme-revolte-camus-ldp.jpg)
A présent, j'apprenais la haine. Je rencontrais l'absurde. Heureusement, je lisais ...
Dans cet état d'âme, je ne pouvais plus être prêtre.
La lecture d'Albert Camus m’apaisait ; elle mettait des mots sur une partie de ma souffrance.
Ce que je vivais me semblait dépourvu de sens. '' L'Homme révolté '', son livre paru en 1951 - l'année de ma naissance – appelait à refuser l'injustice, une des raisons de l'absurdité, mais à ressentir aussi la valeur de la vie. Il appelait à la révolte, mais pour changer la vie, et collectivement pour rendre la société plus juste. Il ne s'agissait pas d'une révolution, mais d'une quête de justice et de liberté sans sacrifier les valeurs humaines.
Alors même que je vivais douloureusement, mon adolescence. Lancelot se confrontait ( lui, avec de solides outils) à l'observation d'un univers cosmique, qui comme système fermé, ne pouvait échapper à l'augmentation de l'entropie.
/image%2F0551881%2F20240907%2Fob_8c7b61_john-glover-anguish.jpg)
La philosophie de l’absurde et l’entropie en sciences ne se rejoignent-ils pas, dans leur exploration du désordre, de l’absence de sens et de l’inévitabilité de leurs conditions ?
Je rappelle - nous en avons déjà parlé - que l'entropie exprime le fait que tout type d'ordre, finit par se défaire. L'Entropie mesure le désordre.
L’existence tend à se désintégrer tout comme la chaleur de la tasse de café se dissipe.
L'Univers serait condamné à la “mort thermique”, état où l'entropie aurait atteint son maximum et où toutes les différences de température et les mouvements moléculaires significatifs disparaîtraient.
1967 - Le Monde ne serait-il qu'un spectacle?
La question d'envisager le monde comme un spectacle, a permis à Lancelot, de confronter ses propres réflexions...
Précisément, Guy Debord (1931-1994), dans son ouvrage La Société du spectacle (1967) - considère que notre société où règnent la propagande ( l'information) et l'aliénation ( consommation ) impose une nouvelle réalité : celle du spectacle. Le capitalisme coloniserait notre environnement naturel et humain, par le spectacle. Debord en revient à la Révolution qui nous obligerait à n'être plus seulement spectateur, mais acteur et s'adresse en particulier à la classe prolétarienne, « la classe de la conscience historique »...
Évidemment, cette manière de considérer le spectacle du monde, ne convient pas à Lancelot.
Il revient avec un intérêt non dissimulé, vers Jules de Gaultier (1858-1942). Il le fait avec plaisir, pour la raison qu'il s'agit d'un personnage rencontré par sa mère, Anne-Laure de Sallembier.
Nous étions dans les premières années du siècle ; au Mercure de France, Jules Gaultier tenait la chronique philosophique. Dans le salon de cette revue, Gaultier complétait les notions d'Anne-Laure sur Schopenhauer – auteur à la mode – et l'initiait à la lecture de Friedrich Nietzsche... Elle se souvenait aussi de plusieurs discussions autour de ''Madame Bovary '' de Flaubert ; et de ce qu'il appelait le '' bovarysme ''…. ( Jules de Gaultier – le Bovarysme. - Les légendes du Graal (over-blog.net) )
Le bovarysme, serait la tendance de notre esprit à s'échapper de la réalité, nous préférons nous faire une image faussée, une image du monde et de nous-même, embellie.
Ce qui semble étrange, à Lancelot, c'est que cet état pourrait engendrer une certaine méfiance vis-à-vis de cette illusion. Elle serait pour Gaultier, source de joie et même la substance esthétique de la réalité.
Le caractère bienfaisant du bovarysme serait de permettre à l'individu de réaliser son être propre, de le hausser vers un au-delà que seule la puissance de l'illusionnisme peut lui suggérer.
Gaultier soutient que « le monde est un spectacle à regarder plutôt qu’un problème à résoudre. »
Cependant, clairement, pour Flaubert, le bovarysme est source de terribles souffrances, du fait du caractère inconsistant des êtres et des choses, qui ne conduit qu'à la bêtise. Et tant pis, si une majorité d'hommes préfère contempler cette farce...
En contraste, Arthur Schopenhauer considère que la réalité est illusoire et que l’homme ne peut percevoir qu’une vision déformée du monde. Nietzsche remet en question les notions traditionnelles de vérité et de réalité ; mais il encourage l’individu à affronter le Monde, et même à embrasser la souffrance...
Pour un phénoménologue comme Maurice Merleau-Ponty, le Monde est bien plus qu’un simple spectacle. Il est profondément lié à notre existence corporelle et à notre manière de percevoir et d’interagir avec lui.
Le monde est vécu à travers notre corps, notre interaction avec notre environnement façonne sa compréhension. Il n'y a pas de dichotomie entre sujet et objet, ils sont en constante interaction et notre expérience du monde est toujours en mouvement et en transformation.
1966-67 – L'individu, la société et la littérature
Nous nous souvenons de l'hiver 66, à Paris et la Normandie, avec d'abondantes chutes de neige
Nous avons appris que Mr M.I. Marrou s'insurge contre la disparition du latin, et du chant grégorien, dans nos liturgies. Il rejoint l'association '' Una Voce '' avec Ariès, Madaule, Fumet ...etc ; le Symbole de Nicée, dit-il, perdra beaucoup à la traduction... Par exemple : « incarnatus est de spiritu sancto ex Maria virgine. » ?
Né en 1900, Lancelot se dit qu'il a vécu, à la frontière de plusieurs mondes. Celui d'avant-hier appartenait encore à l'Ancien Régime, celui d'hier annonçait l'actuel par les révolutions du XIXème ; celui d’aujourd’hui, lui semble les prémisses du suivant déjà là....
La disparition de notre société traditionnelle, est sans-doute l'un des grands événements de notre histoire.
/image%2F0551881%2F20240522%2Fob_fde207_philippe-aries-2-netbl.jpg)
L'historien Philippe Ariès (1914-1984) note que « c'est sous la poussée de la conscience individuelle que les structures traditionnelles ont sauté ! »
D'ailleurs, n'est-ce pas dans cette direction que la spiritualité de Teilhard de Chardin situe l'avenir de l'humanité ? ….
« Je crois que l’Esprit, [dans l’Homme], s’achève en du Personnel » ( Pierre Teilhard de Chardin, Comment je crois, )
« En vérité, à un tel pic d’Hominisation (ou, comme j’ai pris l’habitude de dire, à un tel Point Oméga), plus moyen de douter que le jeu normalement prolongé des forces planétaires de complexité-conscience ne nous appelle et nous destine » (Pierre Teilhard de Chardin, L’Apparition de l’Homme, 1956 ).
Autrefois... La famille, la seigneurie, la compagnie ou la communauté de métiers comptaient plus que chaque personne; l'Ancien Régime ne réunissait pas des individus, mais des communautés, nous dit Ariès.
Ensuite... L'individu pris de la valeur : - '' L'individu est bon, la société le corrompt '', est un héritage du XVIIIe siècle. D'autant que, l'exode rural, l'embourgeoisement, ont dégradé les relations sociales ; la vie mondaine s'est présentée sans chaleur et sans vie.
Philippe Ariès, cet homme de droite, finalement séduit Lancelot, en particulier quand il donne – par exemple - son opinion sur les prêtres ouvriers, il estime que cette « histoire dramatique » a « un caractère profond » (…) « on ne peut pas ne pas être frappé de la grandeur du conflit et de ses acteurs... » tout en déplorant « les contaminations marxistes... ».
Mais, lui-même se voit en anticlérical de droite, à l'image de ceux qu'il décrit ainsi : « La plupart restent soumis aux pratiques de la dévotion et du culte et entretiennent une grande piété personnelle, mais ils ne peuvent plus voir une soutane (…) ils nomadisent de paroisse en chapelle, de chapelle en couvent, tantôt chassés par un office trop agressif, tantôt attirés par un prédicateur bien pensant. » ( Ariès dans Nation Française, Oct 1962)
Elaine est de l'âge des héros de deux romans, parus tout récemment, dont elle parle avec plaisir :
/image%2F0551881%2F20240522%2Fob_22338e_jean-marie-le-clezio.jpg)
* Le Procès-Verbal de Le Clézio (1940-, ) : Adam Pollo vit à la périphérie de l'absurde, sauf quand il ne fait plus qu'un avec ses sensations, et la nature. À la fin, l’étudiant est interné...
- Lancelot compare le personnage avec Antoine de ''La Nausée'' de Sartre.
- Elaine conteste : elle y voit une recherche de l'Absolu, ce qui laissait indifférent Antoine...
- Mais quel type d'absolu ? Adam attend le « messie-géomètre arpenteur », il évoque les vertus de la « géométrie plane »... C'est un structuraliste !
- Ou, un existentialiste, répond Elaine : il se révolte et atteint une sorte de liberté jubilatoire...
/image%2F0551881%2F20240522%2Fob_2d4ce4_georges-perec.jpg)
* et Les Choses de Georges Perec (1936-1982) où les personnages - un couple qui craint de perdre sa liberté - s'ils lisent beaucoup, préfèrent désirer ce qu'ils critiquent, le confort ménager plutôt que de chercher comment transformer le monde. Leur engagement se réduit à lire ''le Monde''...
On parle même de ''culture de poche,'' avec le livre qui se plie à la demande de consommation...
Lancelot, même s'il partage peu de choses avec l'écrivain communiste Aragon (1897-1982), goûte son dernier roman : Blanche ou l’oubli . C'est un roman ''jeune'' ( un ''nouveau roman '' ?) écrit par un vieux ( un roman ''surréaliste'' ?)... Le passé ( Elsa Triolet décédée depuis 12 ans) et le présent s'y entremêlent, également des œuvres de Flaubert, Stendhal...
Le narrateur est bien d'aujourd'hui : Gaffier, traducteur, linguiste, lecteur de Benveniste et de Foucault, et Marie-Noire, jeune fille qu’il imagine,et reconstitue comme étant Blanche, son ex-femme qui l’a quitté depuis dix-huit ans : un roman dans le roman.
Il serait intéressant de rapprocher ''l'oubli'' d'Aragon, qui s'oppose au ''souvenir'' de Proust...
Marcel Proust est à l'honneur depuis 1963, date du cinquantième anniversaire de la parution de « Du côté de chez Swann »
RTF Promotion est devenu France Culture en décembre1963, et propose plusieurs émissions sur Marcel Proust, avec Roland Barthes, Nathalie Sarraute, Duras, Sollers...
/image%2F0551881%2F20240522%2Fob_869893_roland-barthes.jpg)
Voici quelques notes à partit de l’émission du 09/12/1963, particulièrement intéressante, qui avait eut lieu avec Roland Barthes.
En réponse à la question "comment décider d'écrire", il y voit une aventure découpée en trois actes :
1er acte : un temps perdu par l'écrivain, fasciné par la littérature, mais qui n'y arrive pas...Ce que l'on retrouve dans le narrateur fasciné par la mondanité, qui s'épuise dans des poursuites amoureuses ( Gilberte, princesse de Guermantes ) sans résultats...
2è acte : 1ère révélation : le narrateur croyait posséder des dons littéraires, or à la lecture d'un pseudo passage du Journal des Goncourt qui relate des événements auquel il a participé : il constate que lui, ne sait pas observer... Il renonce à écrire et s'adonne à la frivolité : acceptation du temps perdu
3è acte , celui de la félicité : le narrateur est invité chez les Guermantes : il reçoit alors 3 signes, 3 chocs-souvenirs : les pavés, le bruit d'une cuiller sur un verre, le verre d’orangeade... Trois chocs-souvenirs : prise de conscience du bonheur total dans cette sorte de collusion du passé et du présent, félicité du temps retrouvé : victoire sur la mort ( sens de la vie qui rend la mort acceptable ) Décision : il va renoncer à la frivolité, il va se confier à une vie ascétique, s'enfermer et écrire et entretenir en lui cette félicité...
Dans l'acte d'écrire, le temps est retrouvé. Il sait que la soirée Guermantes sera la dernière soirée mondaine... (un peu comme, avant d'entrer dans les ordres ).
/image%2F0551881%2F20240522%2Fob_7f184c_proust-la-pleiade.jpg)
Proust nous donne une leçon avec ces 3 épisodes autour de l'acte d'écrire. - Ecrire c'est poser une alternative radicale : abandonner toute frivolité pour écrire. - Ecrire c'est : être heureux... - Toute écriture est une anamnèse, c'est dégager un essentiel, c'est un retour vers le moi profond.
C'est une très belle lecture de Roland Barthes, que cette leçon que nous donne Proust ; et qui permet de faire un sort à cette mondanité reprochée comme un poncif à Proust.
Il s'agit simplement de l'existence dans le monde, dans un premier temps ; puis d'un retrait du monde, pour tenter d'atteindre un but ( un Graal) , à travers l'acte d'écrire, par exemple.
En septembre 1966, sur France Culture, la voix et les anecdotes livrées par la princesse Marthe Bibesco (1886-1973), amie de Proust, au micro de Claudine Chonez. ; rappelle à Lancelot, les épisodes d'une vie mondaine qu'a connue sa mère, Anne-Laure de Sallembier, à cette même époque :
Par exemple, ici : - En quoi la vie mondaine, contribue t-elle à la Quête … ? - La place qu'y tient l'Art : → Anne-Laure de Sallembier – La Quête et la vie mondaine - Les légendes du Graal (over-blog.net)
ou Proust et le Graal - Les légendes du Graal (over-blog.net)
N'est-ce pas le moment de se replonger dans cette Collection la Pléiade, où sont parus en 1954, 3 volumes d'À la recherche du temps perdu , préfacée par André Maurois, et les notes critiques de MM. Pierre Clarac et André Ferré... ?
Un volume de La Pléiade, n'est pas n'importe quel objet. J’ouvre ce livre, et ce n’est pas n’importe quel livre… Il tient - ouvert - dans la main, je feuillette délicatement les pages de papier bible. Elles sont délicates, elles glissent. Elles se caressent... A l'abri de regards, je plonge mon visage dans sa chair.