La Gnose de Princeton - 3
La suite de cette réflexion, avec Raymond Ruyer, nous conduit à une réalité qui dépasse l’espace physique ordinaire, une dimension qui n’est pas soumise aux contraintes de la localisation et de la métrique classique.
Ce niveau d'organisation, il l'appelle le domaine trans-spatial, et décrit une forme d’organisation globale et immédiate. C'est assez proche du principe holographique en physique contemporaine où chaque partie contient l’information du tout. Ce domaine est celui également de notre conscience, qui saisit immédiatement un ensemble cohérent. En effet, le cerveau ne « calcule » pas l’image du monde comme un ordinateur, mais il participe d’un ordre global trans-spatial, une forme d’unité non locale.
Les conceptions mécanistes du monde, voient la Nature comme une somme de causes aveugles ( hasard et nécessité). A contrario, on peut s'interroger, avec Ruyer, de quelle '' finalité '' il s'agit, à partir de cet ordre immanent et organisé, qu'il propose. Il précise donc:
Cette organisation ne vient pas d’une cause extérieure, mais d’un principe d’auto-structuration propre.
Les organismes vivants, et surtout la conscience, sont connectés à un niveau de réalité, qui dépend du domaine trans-spatial. Ils participent à cette finalité immanente. De plus, l'être humain, à la différence des autres formes de vie, possède une conscience réflexive qui lui permet de ne pas être totalement soumis à cette organisation. Il a la capacité d’agir selon une finalité qu’il peut lui-même redéfinir.
L'humain, à la différence des autres vivants qui s’auto-régulent et réagissent à leur environnement, n’ont pas conscience de leur propre finalité. L’humain, lui, peut se regarder lui-même, analyser ses choix, remettre en question son propre comportement. Il crée des valeurs, des significations, des idéaux qui ne sont pas dictés par la nécessité biologique. Il peut transformer le réel selon ses propres visions.
/image%2F0551881%2F20250514%2Fob_0bdc62_auto-organisation.jpg)
Pour Ruyer, cette liberté est inscrite dans l'évolution du vivant.
Allons encore plus loin. L'humain pourrait-il jouer avec les principes d'organisation , l'ordre trans-spatial?
Selon Ruyer, il pourrait créer des outils dans différentes technologies, et (ou) réinterpréter le réel en inventant des significations qui ne sont pas données immédiatement par la nature (mythes, religions, philosophies alternatives); il peut construire des systèmes de valeurs qui parfois s’opposent aux tendances spontanées du vivant (par exemple, la volonté de transcender l’individualisme pour une organisation collective). Ce ne seraient que des tentatives pour s’opposer à l’ordre trans-spatial.
L’ordre trans-spatial n’est pas une contrainte extérieure. Le vivant ne peut pas nier totalement ce qui lui permet d’être. Même quand il se nie, il utilise cet ordre.
La liberté, est une expression de l’auto-organisation. Cette forme d’auto-finalisation consciente prolonge l’organisation sous-jacente du réel.
/image%2F0551881%2F20250514%2Fob_484139_la-gnose-de-princeton-couv-poche.jpg)
Lancelot reconnaît qu'il se laisserait volontiers émerveillé par cette construction intellectuelle; et que finalement le titre de Gnose n'est pas mal choisie... Ne s'agit-il pas d'une connaissance ''secrète'' ( sans sources...) qui voit au-delà …des savoirs scientifiques actuels. Même s'il utilise des concepts issus de la cybernétique comme l'auto-organisation, il les reformule dans une perspective métaphysique plutôt que scientifique. Dire que l'espace est un hologramme... ? En 1974, il n’existe aucune théorie scientifique reconnue qui va dans ce sens.
Lancelot aurait préféré un dialogue avec des philosophes, des physiciens et des biologistes sur ces mêmes thèmes.
Pourtant, Yvain voit dans cette libre expression, des intuitions qui trouveront, il en est persuadé, de nombreux échos... Il pense aux modèles scientifiques d’émergence de Prigogine, et aux travaux prometteurs de Roger Penrose: - les singularité comme le big-bang, et les trous noirs (1965) - les structures mathématiques qui modèlent les cristaux (1974) et également à propos de ce qu'il dit sur la pensée humaine qu'il qualifie de non algorithmique, et sur la conscience qui ne peut pas être expliquée uniquement par la physique classique, mais peut-être, plutôt quantique...
Lancelot exprime – dans le cadre de cette discussion – son souhait d'interroger Edgar Morin, dont il pense qu'il pourrait avoir quelques bonnes idées; d'autant qu'il l'a entendu récemment s'exprimer sur cette idée '' d'auto-organisation '', alors qu'il publiait en 1973,'' Le Paradigme perdu : la nature humaine '' et publie en 1974: '' L'Unité de l'homme ''
** Annexe **
La parution, en 1974, de l'ouvrage La Gnose de Princeton de Raymond Ruyer a suscité un débat enflammé au sein de l'intelligentsia française. Ce livre, que Ruyer présentait en privé comme une "fantaisie intellectuelle" pour évoquer des sujets sérieux, était censé populariser un courant informel de savants américains se penchant sur les fondements métaphysiques de la physique et des sciences du vivant.
J'ai pu lire la correspondance entre Lancelot de Sallembier et Edgar Morin, initiée à la fin de l'année 1974 ; elle offre un éclairage précieux sur les enjeux épistémologiques soulevés par Ruyer, entre la nécessité de la complexité et le risque du dogmatisme ésotérique.
Je rappelle que leur première rencontre eut lieu en février 1946, à Baden Baden, en Allemagne. Lancelot, accompagné de Geneviève, effectuait alors un court séjour avec pour mission de rapporter au ministère un état de la dénazification de l'opinion publique allemande. À cette époque, Edgar Morin (né en 1921) était nommé Chef du bureau "Propagande" à la Direction de l'information au Gouvernement militaire français en Allemagne. C'est également en 1946 que Morin publia son premier livre, L'An zéro de l'Allemagne.
Leurs contacts se sont maintenus au-delà de cette période, souvent centrés sur des projets intellectuels ou l'actualité. Ainsi, lorsque Lancelot rencontra Morin lorsque celui-ci planifiait la création d'une nouvelle revue intitulée Arguments. L'objectif était d'aider à passer d'une critique de la pensée établie d’origine marxiste à une révision critique de toutes les idées. C'est à cette occasion que Morin avait évoqué son idée de « pensée planétaire ».
Lancelot et Morin ont eu des discussions sur le livre Le Hasard et la Nécessité de Jacques Monod. Intéressé par ces débats intégrant des concepts biologiques à la réflexion, Morin proposa le vocabulaire de la noosphère (la vie des idées) et de la noologie (l'organisation des idées).
Ils échangeaient fréquemment sur des sujets liés à la Seconde Guerre mondiale, notamment sur le rôle ambigu du BMA (Bureau des menées antinationales), Morin ayant été documenté par Lancelot sur ses propres activités et opérations. Enfin, Morin rejoignait Lancelot dans son attachement aux Pensées de Pascal.
La publication en 1974 de La Gnose de Princeton de Raymond Ruyer a relancé leur dialogue, Morin ayant lu ce livre "avec un mélange de fascination et de perplexité".
Morin, dans sa réponse à Lancelot, reconnaît l'audace et l'aspect stimulant de la pensée de Ruyer, qui ose "s’aventurer au-delà des frontières de la science pour interroger ses fondements métaphysiques".
Morin affirme partager l'intuition de la "nécessité de dépasser les cloisons disciplinaires, de penser l’unité du vivant, et de remettre en cause le réductionnisme qui gangrène encore trop souvent la pensée scientifique". Il établit un parallèle avec ses propres efforts, mentionnant Le Paradigme perdu : la nature humaine (1973), dans lequel il a tenté de "réhabiliter la complexité de la nature humaine, en refusant de la réduire à des mécanismes biologiques ou sociaux".
Cependant, Morin émet de sérieuses réserves sur la méthode de Ruyer. Alors que Morin s'efforce de construire une "épistémologie rigoureuse de la complexité", Ruyer adopte la "fiction philosophique, d’un récit à la lisière du mythe".
La Gnose de Princeton parle d’un "savoir caché, presque sacré" détenu par certains savants américains, un "jeu d’ombres et de lumières" qui, s'il est séduisant, laisse Morin "dubitatif". Le risque, selon lui, est qu'à "trop vouloir échapper aux dogmes du positivisme, on risque de sombrer dans une autre forme de dogmatisme, plus insidieuse encore : celle de l’ésotérisme".
Lancelot, quant à lui, est plus disposé à considérer l'ouvrage comme un moteur de pensée, une "provocation féconde".
En réponse à Morin, Lancelot exprime sa gratitude pour la pensée du philosophe, qu'il considère comme un pionnier de la complexité et qui l'aide "à ne pas rejeter trop vite ce que [il] ne comprend pas".
Lancelot suggère de voir dans La Gnose de Princeton non pas une vérité achevée, mais une invitation essentielle : "Une invitation à penser autrement, à penser plus loin". Cette position rejoint la perspective adoptée par le livre de Ruyer, qui, malgré ses faiblesses méthodologiques (manque de références explicites et de citations référencées), présente une nouvelle articulation de la matière et de l’esprit, stimulant fortement la réflexion.
De fait, le livre de Ruyer, sous son titre ambigu ("Gnose" étant dévalorisant et trop marqué religion), cherchait peut-être à contourner une certaine intelligentsia académique pour exposer des idées sur une société semi-secrète (qui aurait pu être nommée le Cercle de Pantemos).
Lancelot conclut cette partie de leur échange en proposant à Morin de poursuivre cette conversation "de vive voix" à Fléchigné, leur dialogue s'inscrivant ainsi dans une quête de sens partagée.
En somme, l'échange entre Lancelot et Edgar Morin sur La Gnose de Princeton illustre un moment crucial des années 1970, où les découvertes scientifiques de l'après-guerre (comme celles de Princeton) forçaient la philosophie à reconsidérer l'articulation entre la matière et l'esprit, la complexité du vivant et la conscience. Morin exigeait la rigueur épistémologique face à ce qu'il percevait comme une tentation mythologique, tandis que Lancelot y voyait une impulsion nécessaire pour "penser plus loin".