egypte
1956 – Egypte - Maurice Zundel
Visite à Port-Saïd, la pensée de Lancelot s'évade de l'actualité et, fort de certains souvenirs, imaginent ici la princesse Bibesco émue de visiter la chambre où vécut Ferdinand de Lesseps, qui relit les lettres du Caire de Napoléon. Elle décrivait l'Egypte comme une quête, et pensait la rencontre franco-égyptienne comme nécessaire et éternelle.
De cette ville où personne ne s'arrête jamais, elle écrivait : « L'eau lourde, l'eau noire, l'eau artificielle que soulève le bateau à moteur. Les grands lampadaires tristes, parce qu'ils sont fixes, et très hauts, et très espacés... La rue qui s'anime quand passe la malle des Indes, la malle de Chine, la malle d'Australie... »
Au Caire, la délégation vaticane est reçue au palais Zaafarane par des dignitaires, puis au Ministère des affaires étrangères. Les discussions des plus sérieuses continuent alors qu'ils visitent rapidement les pyramides et le Sphinx.
Finalement c'est son séjour à Matarieh qui semble avoir le plus marqué Lancelot.
Je note que Matarieh est le lieu supposé du séjour de la Sainte Famille, lors de la fuite en Égypte. On y voit une fontaine du jardin où la Vierge aurait lavé les langes de l’enfant Jésus ; et surtout le sycomore à l'ombre duquel la Sainte Famille aurait pris du repos.
Devant les multiples questions que lui posent l'actualité internationale, Zundel – qui réside à Matarieh - relève celle qui lui paraît essentielle, la question de la Liberté. Le vrai problème de notre vie - dit-il - c'est la liberté. C'est de cela que chacun de nous rêve de réaliser.
Lancelot évoque les pays totalitaires : Zundel répond : « vous entendez la question que le peuple hongrois nous pose : “Et vous, que faites-vous de vos libertés ?”... Notre choix n'est-il pas entre la vie de parasite et celle de créateur, entre la vie de l’homme qui sauve sa peau et de devenir un héros et d’atteindre la sainteté. »
Un pays veut être libre d'exister, et donc de se défendre ?
- « Nous sentons bien que la liberté est un bien immense, mais toute la difficulté est de la situer !... Une liberté anarchique, la liberté de la brute qui obéit à toutes les impulsions et qui est esclave de tous ses instincts n’est pas la liberté !... C’est la bombe atomique ! ... La bombe atomique, c’est une liberté anarchique, c’est la liberté de la brute qui ne connaît plus aucune limite, qui détruit toutes les valeurs et qui saccage toute la dignité humaine. »
Nous n'avons pas choisi d'être là, d'être né dans cette époque, dans ce pays..
« ...nous sommes dans le même cas que tous les animaux, végétaux, minéraux, tous les éléments de l’univers. Mais ces éléments subissent leur vie. Ils sont prisonniers de leur biologie.
L’homme prend un jour conscience de son existence et peut s’interroger sur sa vie, la mettre en question, la poser, la refuser, la juger… Ce qui fait le mystère de l’homme, sa condition unique, c’est qu’il ne peut pas se contenter de sa vie préfabriquée qui lui est donnée. Sa biologie est ouverte : il ne peut rester irresponsable. Préfabriqué, l’homme a pourtant un choix à faire, une responsabilité à assumer. Il doit ajouter à ce qu’il est de par sa naissance quelque chose qu’il n’est pas encore et que sa naissance ne peut pas lui donner. Il doit devenir un autre homme que celui qu’il est.
L’homme se définit à partir de ce qu’il ne tient pas par sa naissance. Il doit créer tout ce qui fait de lui un homme. La spiritualité se définit, se constate, s’expérimente à partir du point où nous découvrons que nous ne pouvons pas en rester à l’état que nous tenons de notre naissance, mais que nous avons à passer la nouvelle naissance dont parlait Jésus à Nicodème. »
« L'homme naît, au moment où il prend conscience de devoir assumer des choix libres. Il est dès lors possible de parler de sa nouvelle naissance en ce qu’il est un créateur : devenir un homme libre, selon l’appel de Dieu (qu’il faut donc entendre). »
Bien sûr, être libre n'est pas affirmer qu’on est lié par rien » et laisser cours à « toutes les fantaisies et toutes les perversions charnelles, toutes les fumées de l’inconscient et toutes les extravagances, d’une imagination débridée... »
Les hommes naissent-ils libres, ou doivent-ils conquérir leur liberté ? Sont-ils égaux, reçoivent-ils des dons différents ?
« La seule égalité, c’est que tous se trouvent devant la même exigence, à savoir qu’ils ont à devenir homme et à refuser de se subir pour faire de leur vie un espace illimité de lumière et d’amour où la valeur infinie qui leur est confiée pourra s’exprimer, se révéler et se communiquer.
Tous les débats sur la justice sont empoisonnés par cette équivoque et toutes les Déclarations des droits de l’homme flottent en l’air et sont chimériques parce qu’elles supposent réalisé ce qui ne l’est pas. Elles supposent que l’homme existe alors qu’il n’existe pas encore. »
« Ce qui rend tragique la situation humaine, c’est que l’homme sent très bien ce qu’il n’est pas, mais se rend compte très difficilement de ce qu’il doit être. Chacun demande à faire croire à l’importance de sa vie, mais la majorité des hommes ne sait pas en quoi consiste cette dignité qu’ils veulent défendre. »
Comment peut-on avoir idée de la dignité de l'homme ?
« Le croyant n’est pas celui qui cherche à se mettre dans la tête ce qu’il faut croire; mais croire, c’est donner son coeur à une certaine lumière, parce qu’on a découvert que c’est elle qui donne une solution au problème humain. »
La dignité de l'homme ne se fonde point sur lui. Elle a quelque chose d’infini qui le dépasse et dont sa nature ne peut rendre raison.
Ce nom d’humanité, qui est si beau, doit le respect qu’il suscite en nous aux résonances spirituelles dont il est chargé. Aussi bien ne désigne-t-il pas d’abord l’ensemble des hommes qui peuplent la terre, mais la qualité qui révèle en chacun la personne : l’être-source. »
Lancelot revient à Rome, quelques jours avant Maurice Zundel qui rentre en France, fin août 1956.
Sources : Maurice Zundel, retraite à La Rochette
1956 – L'Unité arabe – Suez
A sa grande surprise, fin juillet 56, Lancelot apprend qu'il fait partie du voyage en Egypte, avec Mgr Silvio Oddi diplomate du Saint-Siège. Sous le couvert de l'archevêque italien, il doit s'inquiéter des ressortissants français, et particulièrement des religieux français.
A cœur de cette brûlante actualité, Lancelot va être marqué par la rencontre avec le père Maurice Zundel. Il vient de Beyrouth où il a prêché une retraite, et il est très attaché à la communauté, ici, du carmel de Matarieh, où les sœurs vénèrent ce petit homme humble et à la foi saisissante. Zundel avait déjà fait un long séjour, de décembre 1939 jusqu'à l'été 1946, au Caire. Il y avait déployé une activité intense : conférences, catéchisme, aumônerie, contacts avec les Coptes et les Melkites, étude de l'arabe et du Coran, accompagnement spirituel, aide aux plus démunis.
Zundel souffre véritablement de la situation politique que ses amis lui décrivent d'Algérie, et de tout le Moyen-Orient.
Il va rester à Matarieh jusqu'à la fin août et Lancelot va profiter au maximum de son enseignement ; obligé également de suivre Mgr dans ses efforts pour éviter l'expulsion des ecclésiastiques européens.
Le père Silvio Oddi connaît bien le contexte politique du Moyen-Orient.
- Après la Grande Guerre, en 1920, la Société Des Nations attribue à la France le mandat de conduire vers l'indépendance la Syrie et le Liban ; et à la Grande Bretagne, la Palestine et l’Irak.
Déjà les violences d’août 1929 autour du Mur des lamentations, à Jérusalem, se mêlent religion et "affrontement entre sionistes et arabes", en plus d'un soulèvement anticolonial du monde musulman.
Au Congrès islamique de 1931, à Jérusalem, naît un projet unificateur du mouvement national arabe, du Golfe persique au Maroc.
En 1936, les Arabes palestiniens lance une grève générale pour la fin du transfert de terres des Arabes aux Juifs, et le non-paiement d'impôts à l'administration britannique. Suivent une dure répression des Britanniques et un engrenage de représailles et contre-représailles entre Arabes et juifs.
On notait alors : « L’impossibilité de faire émerger une identité commune entre Juifs et Arabes. En fonction des différents scénarios d’immigration, les Juifs deviendraient majoritaires entre 1947 et 1960. » ( selon l'historien Henry Laurens )
Les nationalistes arabes votent lors d'un congrès en Syrie ( sept 1937) des résolutions qui insistent sur l’identité arabe de la Palestine, le refus du partage et de l’État juif, l’abolition du mandat et l’arrêt de l’immigration juive.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, la Grande-Bretagne est engagée dans la ''bataille du désert'', et l'Allemagne joue la carte de de la libération des Arabes du ''joug britannique''.
Après le coup d'état en Irak, avant l'intervention britannique a lieu un pogrom contre les juifs de Bagdad ( juin 1941), ils sont 90.000, et fait 180 victimes.
En 1941, la ''Charte de l'Atlantique'' ( Royaume-Uni et Etats-Unis) - elle regroupe une série de principes devant servir au maintien de la paix et de la sécurité internationale - est nettement anti-colonialiste.
En résultent, des tensions entre Français et Britanniques au Proche-Orient. Le 8 novembre 1942 débarquent les Alliés en Afrique du Nord.
Les questions de l’unité arabe et du partage de la Palestine, agitent le Moyen-Orient. Les Etats Unis soutiennent l'indépendance de la Syrie et du Liban par rapport au mandat français, et en 1945, font de l'Arabie Saoudite, un atout stratégique américain ( L’Arab American Oil Company, ARAMCO )
La rancœur française va durer au moins jusqu'à la crise de Suez
Les américains craignent pendant la guerre froide, l'influence soviétique en Iran, et en Turquie. Ils procurent de l'aide à la Grèce et à la Turquie, pour ensuite les intégrer à l'OTAN.
Les américains et les britanniques s'affrontent en Palestine, alors que ces derniers vivent dans la hantise d'un soulèvement arabe ; les premiers en reviennent alors à la déclaration Balfour de 1917, quand la SDN confiait aux britanniques le mandat de créer un « foyer national juif » en Palestine.
Le dossier palestinien est confié à l'ONU, en 1947. Vous connaissez la suite...
Et, pour en arriver au Canal de Suez, qui était géré par une Compagnie franco-britannique ?
- L'affaire commence en 1854, quand le gouverneur d’Égypte accorde le 1er acte de concession du terrain pour les travaux au français Ferdinand de Lesseps.
Le 17 novembre 1869, le canal entre la mer Rouge et la Méditerranée, est ouvert financé par des petits porteurs français et à moitié par l'Egypte, endettée, elle vendra ses parts aux britanniques. Suite à un coup d'état raté, des émeutes, l'Angleterre occupe l'Egypte. Après la Grande Guerre, l'Egypte indépendante doit laisser aux britanniques la protection du Canal, qui continuent d'affronter des troubles; jusqu'au 26 juillet 1956, quand le gouvernement égyptien saisit le canal de Suez et le nationalise.
Le canal est une voie commerciale essentielle et un lien vital avec le Commonwealth, il était détenu en majorité par des capitaux franco-britanniques. Comment ces deux pays vont-ils réagir ? De plus, la tension monte entre l'Egypte et Israël...
La monarchie en Egypte avait été renversée par des militaires ( 1952). A présent, le colonel Gamal Abdel Nasser, au pouvoir, exprime son intention d’anéantir Israël ; il ferme le canal aux navires israéliens, conduit de nombreux raids égyptiens en Israël. La France lui reproche de soutenir la rébellion algérienne.