1942 - La vie parisienne
Le couvre-feu, les difficultés de déplacement n'ont pas empêché la reprise - sitôt l'occupant installé - des courses, des concerts, des expositions, des salons.
Les réceptions, sont généralement de l'initiative des occupants... Pour des dîners entre français, chaque invité est inviter à faire déposer sa carte d'alimentation afin d'organiser les achats ; l'hôte se charge d'offrir le café et le sucre.
Anne-Laure retrouve ainsi régulièrement Marie-Laure de Noailles, la comtesse Marthe de Fels, la comtesse de Mun, la comtesse Murat, la comtesse Pierre de Segonzac, la duchesse d'Harcourt, la comtesse d'Oncieux, la baronne de Dietrich...
Pour la comtesse Anne-Laure de Sallembier, la vie mondaine continue et s'accompagne d'une mission particulière dévolue à ceux et celles de la haute société qui sont restés à Paris, la plupart s'étant réfugiés en zone libre. Cette mission est de garder le lien avec l'occupant pour intervenir au mieux de leurs relations... Anne-Laure a l'avantage de parler très bien l'allemand, et de connaître assez bien la culture allemande pour montrer qu'elle sait l'apprécier.
Anne-Laure considère devoir se déplacer pour retrouver des amis au Drouant, ou au Prunier de la rue Duphot ; elle peut également se rendre au Ritz - Gabrielle Chanel y vit - ou au George V, pour y rencontrer des officiers allemands en vue d'y négocier quelques arrangement, ou libération.
Florence Gould (1895-1983), est installée depuis peu au 2e étage du 129 avenue Malakoff et invite en journée ; on peut y croiser des allemands comme : Otto Abetz, Karl Epting, Friedrich Sieburg, Gerhard Heller ; qui ne se considèrent pas comme des étrangers à Paris, ils ont leurs anciennes relations d'avant guerre.
Elle reçoit des écrivains et des artistes : Léautaud, Pierre Benoît, Cocteau, Marcel Arland, Céline, Giraudoux, Morand, Jean Paulhan; son préféré est Marcel Jouhandeau avec qui elle partage certaines faveurs comme avec Jünger, et quelques autres.
Florence Gould dispense à quelques uns de ses invités, comme Léautaud, une aide matérielle précieuse en ces temps de restriction.
Anne-Laure, s'imaginant échapper à la barbarie, recherchent les lieux, les salons placés sous le signe de la culture, comme celui de Mme Boudot-Lamotte, rue de Verneuil, dont la fille est la secrétaire de Gallimard. Elle y a entendu Jean Cocteau faire la lecture de son Renaud et Armide, devant Jünger, Heller et Jean Marais.
Marie-Laure de Noailles en son hôtel de la place des États-Unis reçoit des artistes, musiciens et poètes. Marie-Louise Bousquet (rédactrice parisienne de Harper's Bazaar ) reçoit dans son salon de la Place du Palais-Bourbon. des écrivains comme Giraudoux, Sacha Guitry, Paul Valery, les frères Tharaud, Pierre Benoît...
Anne-Laure de Sallembier rencontre aussi le docteur Hubert Jausion (1890-1959); qu'elle avait autrefois croisé chez Anna de Noailles et qui était un de ses fervents admirateurs. Cet homme, professeur agrégé, directeur de recherches et chef du service de dermatologie à l'Hôpital franco-musulman de paris ( aujourd'hui Avicenne) était une relation des plus agréables, « gai, jovial, enjoué, d'une verve incroyable, humaniste, passionné d'art, très lié au milieu littéraire, et proche de Cocteau. »
On ne parle pas de la guerre. La guerre est lointaine, elle se passe à l'Est...
On ne parle pas des arrestations de juifs. Déjà, il est si dérangeant de croiser '' l'étoile jaune '' ; sur des personnes que rien d'autre ne distingue de soi.
Inégaux devant les restrictions, le froid rétablit un semblant d'égalité entre les parisiens.
Colette conseille de ne pas quitter son lit, et de se blottir contre ses chats.
On écoute la radio. On lit les journaux. A Paris, les quotidiens à disposition sont : Un faux ''Paris-Soir'' ( le vrai est replié à Lyon), Le Petit Parisien contrôlé par les allemands. Marcel Déat est le nouveau directeur de '' L'Oeuvre '', '' Les Nouveaux temps '' de Jean Luchaire, '' Au Pilori '' spécialisé dans l'antisémitisme populaire.
Lancelot préfère sortir du côté du Café de Flore , et des petits prix de restaurants comme le Petit Saint-Benoît.
Au Flore, on s’enorgueillit de dire que « jamais aucun occupant n'y mettra les pieds ». Lancelot aime observer la liberté des jeunes gens, et particulièrement ces étudiants, férus de jazz. Lancelot connaît un peu Jean Jausion, le fils du docteur, étudiant en philosophie, poète et adepte de la révolution surréaliste. Il a publié deux plaquettes : Dégradé (1938) et Polyphème ou l'Escadron bleu (1939).
Un jour de 1942, Jean Jausion annonce son mariage avec Annette Zelman. Simone de Beauvoir écrit avoir déjà remarqué le couple : « les amoureux blonds », Jausion et son amie « Tchèque [sic] et Israélite ».
Annette Zelman est une jeune fille juive, née à Nancy en 1921. Elle rencontre Jean en 1939, alors qu'elle vient à Paris pour commencer des études aux Beaux-Arts. Elle fréquente les artistes du Quartier latin. Un de ces groupes, a pour vedette Jean Rouch (1917-2004), séducteur, il sort avec l'une, puis choisit une autre. Ainsi pour Annette Zelman, au cœur des intrigues amoureuses typiques du café de Flore.
Le Docteur Hubert Jausion apprend qu'une demande de mariage à la mairie du 10 arrondissement de Paris est déposée entre son fils Jean et la juive Annette. Opposé à ce mariage, le père de Jean dénonce Annette Zelman aux autorités :
« (…) Les parents de Jean Jausion désireraient de toute manière empêcher cette union, mais ils n’en ont pas le moyen. J’ai en conséquence ordonné comme mesure préventive l’arrestation de la juive Zelman et son internement dans le camp de la caserne des Tourelles. » note du chef du service des Affaires juives de la Gestapo à Paris, Theodor Dannecker.
Annette est arrêtée le 23 mai 1942, la fiche de police indique : « Écrouée au dépôt de la préfecture de police du 23 mai au 10 juin. »
La vie de Jean bascule avec celle de sa fiancée. Son père se rend compte trop tard des conséquences... Jean contacte une avocate, amie de son père, qui lui conseille de ne pas chercher a voir Annette et de s’engager par écrit a ne pas l’épouser.
« Les deux futurs ont déclaré par écrit renoncer a tout projet d’union conformément au désir du Dr H. Jausion qui avait souhaité qu’ils en fussent dissuadés et que la jeune Zelman fut simplement remise a sa famille sans être aucunement inquiétée. ».
La comtesse de Sallembier va tout tenter pour faire libérer la jeune fille; la réponse négative et définitive qui lui est faite évoque le grave motif d'un projet de mariage entre non-juif et juif.
Anne-Laure rencontre Hubert Jausion ; qui évoque les ''inconvénients des mariages mixtes'', la mère de Jean parle de cette ''chiksa'' comme d'une fréquentation déplorable, une ''dévergondée''. Pour les parents du jeune homme, ce mariage est une déchéance sociale et raciale. Ils ne souhaitent pas que l'on fasse de mal à la demoiselle.... sauf que, le nazi Theodor Dannecker, suit avec fébrilité tous les cas de '' mariages mixtes '' et de conversions, en progression constante depuis 1940, qui parviennent a sa connaissance et qu’il interprète comme le fruit d’une '' stratégie juive ''.
Fâché avec son père, Jean rejoint la famille d’Annette qui s'est réfugiée à Limoges. Il écrit un roman. Un homme marche dans la ville, qui va paraître en 1945 chez Gallimard
Annette Zelman est envoyée au camp des Tourelles du 10 au 21 juin ; transférée en Allemagne, elle embarque le 22 juin dans le convoi n° 3 avec elle, 934 hommes et 65 autres femmes . Direction Auschwitz. Deux jours plus tard, le train arrive à destination. 80 % seront immédiatement gazés ou tués dans les trois semaines suivantes. Annette, elle, décédera trois jours après son arrivée.
Jean Jausion va s’engager dans la Résistance, il participera à la Libération de Paris, puis sera tué en Allemagne, le 6 septembre 1944, alors qu’il s'y trouvait comme correspondant de guerre du journal Franc Tireur.; à la découverte des camps de concentration ; dont celui d'Auschwitz, où il espérait pouvoir retrouver sa fiancée.