L'Eucharistie et le Graal
Le concile de Latran de 1215, précise l’idée de la présence réelle par la doctrine de la transsubstantiation, et fixe la liturgie de l’eucharistie. « Le corps et le sang [du Christ] dans le sacrement de l'autel, sont vraiment contenus sous les espèces du pain et du vin, le pain étant transsubstantié au corps et le vin au sang, par la puissance divine [...]. » ( Latran Canon 1 (DS, 802). )
Avec Le Roman de l'Estoire dou Graal ( 1190-1199) Robert de Boron est l'initiateur, dans ce conte, de la présentation du Graal comme la Coupe eucharistique et de la '' doctrine trinitaire, christologique et eucharistique '' qui va dominer à partir de lui. Il place la figure de Joseph d’Arimathie, à l'origine de la liturgie eucharistique du Graal ; appuyé par un évangile apocryphe ''l’évangile de Nicodème'' connu et distingué à l'époque médiévale.
L’Estoire narre comment le plat où Jésus mangea l’agneau pascal avec ses disciples parvient entre les mains de Joseph, comment celui-ci l’utilise pour recueillir le sang du Crucifié, comment enfin le Christ ressuscité le lui rapporte dans sa geôle, après qu’il a été emprisonné, en le chargeant de transmettre à ses descendants un enseignement secret. Ainsi se forme une lignée de gardiens du Graal. L’invention de la relique du Précieux Sang, étroitement liée à la figure de Joseph, permet ainsi à des laïcs - des chevaliers - de recueillir les fruits d’une définition spirituelle grâce à « la mise en scène de l’élément dont la valeur symbolique est la plus forte, donc la plus légitimante : le sang du Christ. » ( Anita Guerreau-Jalabert )
Pendant la période médiévale, on vénère particulièrement l'Eucharistie, avec l’introduction de la fête du Corpus Christi (1264) et différentes formes de dévotion populaire ; alors que la communion à la Coupe disparaît, et que la population ( sauf les clercs … et les chevaliers) s'écartent de la communion, parce qu’on ne s’en croit plus digne.
Par contre les nobles réclament la célébration eucharistique, comme moyen d'obtenir le pardon.
C'est Latran (1215) qui juge nécessaire de légiférer pour que les fidèles reçoivent le sacrement au moins une fois par an pendant la saison de Pâques.
En l'abbaye de Cluny, la liturgie est célébrée avec faste ; au service de la beauté, la musique sacrée se développe. C'est au cours du XIIIe s. qu'est introduite l’élévation du calice consacré et que l'on installe le tabernaculum (« tabernacle » ou « tente ») qui reçoit l'hostie consacrée.
La liturgie du canon romain ne sera imposé à l'Eglise latine d'Occident, qu'au concile de Trente ( XVIe s.).
Un chevalier se doit de participer fréquemment à l'eucharistie. Déjà avec Chrétien de Troyes, le Graal porte tous les soirs l’hostie au père impotent du Roi Pêcheur. Ensuite, les apparitions du Graal vont s’accompagner de miracles : table garnie de mets succulents, hostie descendue du ciel par des anges, apparition du Christ,...
Au cœur du mystère du Graal, il y a corrélation entre Eucharistie, manducation du Corpus Christi, effusion de l'Esprit, Présence de Dieu...
Lancelot se souvient des longues discussions mystiques avec Madame Lot-Borodine qui les invitait à la suite de Galaad, en communiant au Graal, à retrouver dans son cœur l’imago Dei « incrustée dans notre tissu vivant Ab initio en l’acte créateur du sixième jour. »
Elle évoquait Guillaume de Saint-Thierry ( 1085-1148), moine cistercien, et son influence sur les rédacteurs du cycle du Graal, pour qui l'eucharistie est un chemin vers une communion amoureuse, une porte ouverte sur l'unification spirituelle entre son esprit et l'esprit de son Seigneur. C'est ce qu'elle appelle '' déification par l'Esprit ''.
La liturgie doit permettre cette union intime que la communion eucharistique doit favoriser entre chacun et le Christ. Pour Myrrha Borodine, c'est la liturgie ''gréco-orientale '', qui le permet davantage. « Dans la symbolique du Moyen Âge le signe est réalité substantielle » disait-elle.
Le père J. Daniélou ( futur cardinal) écrivit sa réaction à une série d'articles sur la déification : « Ce qui fait la valeur exceptionnelle de l’œuvre de Madame Lot-Borodine, c’est qu’elle a retrouvé l’expression vivante de la mystique byzantine et qu’elle a su la faire percevoir […]. Ce qui nous est donné est plus qu’un travail d’érudition. (…) Toute son œuvre se meut dans la sphère du sacré. Il s’agit de la transfiguration de la nature humaine par l’action de l’Esprit saint. »
Myrrha Borodine rapproche la ''Divine liturgie'' rapportée dans les romans en prose du Graal du modèle gréco-oriental, avec l'image de la participation des anges au ''service'' du Graal, par exemple.
Les théologiens du Moyen-âge valorisent la dimension sensorielle de l'homme ( ses cinq sens). L'incarnation divine s'exprime aussi dans '' voir l'hostie'' lors de la liturgie. Cette manifestation de l’invisible dans le visible, se fonde dans une expression de foi comme la présence réelle du Christ dans les espèces consacrées et l’importance que va acquérir la dévotion eucharistique au XIIe et au XIIIe siècles.
La réflexion théologique des livres du Graal appartient au pôle ''Platon-St-Augustin'' et la théologie mystique ; elle sera supplantée par le pôle ''Aristote-St-Thomas'' et sa théologie spéculative.
« Dans la perspective augustinienne et néoplatonicienne qui triomphe dans les romans du Graal, la nature est le miroir idéal du divin : il y a une expérience du monde créé qui permet de lire le mystère de Dieu, '' en similitude '' . La réalité est un ensemble organique où toutes les choses, qui sont aussi des signes, renvoient les unes aux autres, jusqu’à Dieu. La dyade image-ressemblance est ainsi assimilable au couple nature-grâce. L’image est bien le point de départ à partir duquel se déploie la ressemblance. » ( L’œuvre de ressemblance, par Alain Santacreu ).
La liturgie, comme forme d'art, devrait provoquer en l'homme « la conversion de semblance ». La liturgie offre des scènes visuelles et auditives qui appellent à une interprétation. Celle-ci « emprunte les voies de la demostrance (dévoilement centré sur la chose et adressé à la vision) ou celles de la senefiance (dévoilement centré sur le signe proprement dit et adressé à l’intelligence), cette production du sens est toujours subordonnée à la notion de révélation et fait du Graal son medium privilégié. » ( cf Jean-René Valette. La pensée du Graal. Fiction littéraire et théologie (XIIe-XIIIe siècle)