Gaston Berger et la phénoménologie
Gaston Berger eut à cœur d'ouvrir, en 1958, un centre de recherches sur Husserl à Paris.
Son maître en philosophie, fut Maurice Blondel. Il lui écrit ( en 1924) : « Des deux grandes tendances qui existent au cœur de tout homme : comprendre et agir – c’est à la première que je m’attacherai (...). Je veux comprendre, tel est mon point de départ. Je veux que tout me soit clair, que le monde me soit expliqué. »
Son ouvrage “Le cogito dans la philosophie de Husserl”, a été publié en 1941. Il éclaire certains points de la question phénoménologique.
Berger explique à Blondel comment il est arrivé là :
« Je suis parti du problème de la personnalité. Qui suis-je ? et même d’abord suis-je ? Comment se fait-il que je me détache du reste de l’univers, que je dise “je” et “moi”, et que je ne puisse m’empêcher de me considérer “comme un empire dans un empire” ? Si la nécessité règne partout, qu’est-ce donc qui me spécifie ? »
Il remarque combien, nous français, nous partons du cogito comme évidence simple et immédiate... Aussi...
« Penser le monde comme un phénomène, c’est-à-dire dégager du monde le Sujet, comme entend le faire la phénoménologie, est loin d’être chose facile. Non seulement nos habitudes intellectuelles s’y opposent, mais aussi nos attachements sensibles : la réduction phénoménologique a des conditions morales. Elle implique un détachement peu commun. »
Il s'agit, nous dit-il, comme d'une conversion... C'est un peu comme si « nous écartions tout ce qui a un sens, pour rester en présence de ce par quoi tout prend sens : la conscience pure, le ''je''. ». A distinguer donc, du moi psychologique...
Lancelot recherche comment un intellectuel comme Gaston Berger, dont il se sent proche, pourrait lui permettre une compréhension plus profonde de la phénoménologie.
Ce qui intéressait Berger, au travers de la méthode, c'est que '' la réduction phénoménologique '' permet de dévoiler le cogito et sa structure. Et surtout, comment la conscience donne forme au monde qui l’entoure . Cette manière dont nous constituons notre expérience du monde à travers nos actes de perception, de pensée et d’intention, représente ce que le philosophe appelle : la constitution transcendantale ; et c'est ce que nous tentons de comprendre, c'est à dire, comment la conscience structure et organise les phénomènes qui se présentent à elle.
Il y a '' corrélation transcendantale '', selon l'idée que la conscience et le monde sont interdépendants. Ils ne peuvent pas être compris séparément, mais seulement dans leur relation mutuelle.
- Pourquoi ce mot : '' transcendantal '' ?
- Ce mot évoque un rapport purement intellectuel. Rappelons-nous chez les scolastiques du Moyen-âge, la réflexion sur les transcendantaux : l'Être et l'Un, mais aussi le Vrai, le Bien... Et puis il y a cette définition de Kant : « J'appelle transcendantale toute connaissance qui ne porte point en général sur les objets mais sur notre manière de les connaître, en tant que cela est possible a priori' » ( Critique de la raison pure, introduction, § VII, III, 43 ) .
Je reprend le processus... En me répétant, je reformule certaines notions....
1 - La conscience se dirige vers un objet, ou une idée, cet acte de conscience est dit ''intentionnel'' car il se rapporte à quelque chose. '' La réduction '' consiste à explorer l'essence de notre conscience, en mettant de côté les préjugés et les présuppositions, et accéder à une compréhension plus profonde.
2 - La constitution transcendantale concerne la manière dont la conscience humaine donne forme et sens au monde. La conscience perçoit le monde, et elle le constitue. Par notre sensibilité, notre imagination, notre pensée, nous constituons un sens. Par exemple, basiquement, quand nous percevons un objet, nous lui attribuons toutes sortes de propriétés, et de significations...
Et, en pratiquant '' l'époché '' nous tentons de découvrir l'essence de l'expérience : ce que Husserl appelle, l'eidos.
- L'éidos révèle la nature essentielle d'un phénomène, ce qui le rend unique et universel. Mettant entre parenthèse nos préjugés, nos croyances, nous accédons à une vision plus authentique. Pour construire une théorie, un modèle, nous devons découvrir l'eidos du phénomène...
Revenons à l'Ego... Qu'est-ce donc ce qui le constitue ? L'ego apparaît au moment où la pensée surgit, il est conscience de soi.
Le ''cogito'' cartésien (“Je pense, donc je suis”) ne se limite pas à une simple affirmation de l’existence du sujet pensant. L’ego structure notre expérience et donne sens au monde. Husserl dirait que le cogito est profondément enraciné dans la conscience transcendantale et la réflexion phénoménologique... C'est à dire – je tente de traduire – mon ego permet à ma conscience d'exister et de se manifester ( sensibilité...). Je dis ''transcendant'' en ce qu'il s'agit de sortir de soi.... Si je pratique '' l'époché '' ( vous savez : ... ce retrait, cette mise en parenthèse de l'existant autour de moi), il reste le ''je trancendantal ''
Jouvenel et Gaston Berger
L'intérêt de Lancelot, et de ses contemporains, pour la prospective ; conjugué à celui pour la phénoménologie ( grâce à Elaine...) lui permet de découvrir un philosophe contemporain, Gaston Berger (1896-1960) : industriel qui devint professeur de philosophie, puis directeur de l'enseignement supérieur.
C'est à lui, que l'on doit l'invention du mot '' prospective '' ( en 1957, et inspiré par Blondel). En 1964, il publie posthumément '' Phénoménologie du temps et prospective'' : il qualifie l'attitude de cette recherche par « voir loin, voir large, analyser en profondeur, prendre des risques, penser à l’homme ».
Au cours d'une conférence à Paris, organisée par le “Comité international Futuribles”, Lancelot eut la plaisir de retrouver Bertrand de Jouvenel ( rendu célèbre par son livre Du Pouvoir (1945) ).
Dans son intervention Jouvenel prend acte que le « changement s'accélère », et qu'il se présente donc plus de « problèmes nouveaux ». Les situations deviennent moins flexibles, il faut répliquer rapidement avant d'être encerclé par les problèmes... ( je résume son intervention...)
« Les dirigeants du moment obéissent à la nécessité, et se justifieront après coup en disant qu'ils n'avaient pas le choix de décider autrement. Ce qui est vrai, c'est qu'ils n'avaient plus le choix.. » On peut leur reprocher d'avoir attendu...
« Sans activité prévisionnelle, il n'y a pas effectivement de liberté de décision. »
(…) « La prévision servant aux décisions publiques (au sens de gouvernementales) doit être publique (c'est-à-dire « exposée en public »). »
(…) « ce '' forum '' doit être en fonctionnement continuel : il ne s'agit pas d'envisager l'avenir une fois pour toutes mais de le discuter continuellement. Le forum prévisionnel doit être conçu comme une véritable institution, où des experts très différents apporteront des prévisions spéciales qui seront combinées en prévisions plus générales. »
(…) « Il est même d'une grande urgence que les sciences morales s'engagent dans la prévision, faute de quoi le besoin social à cet égard sera satisfait par une extension de la technologie, c'est-à-dire qu'une manière de voir développée à l'égard des « objets » sera étendue aux « sujets » que l'on apprendra à manipuler comme des « objets »... (Bertrand de Jouvenel )
Jouvenel prévoyait que les nouvelles crises seraient écologiques, il fut l'auteur du premier article sur l’écologie politique, publié en 1956.
Jouvenel parle à Lancelot de Gaston Berger qui créa en 1957, le célèbre Centre d’études prospectives.
Gaston Berger et Bertrand de Jouvenel voulaient se donner comme objectif de créer le '' Forum du Futur'' un lieu où différentes hypothèses sur le futur pourraient être discutés à la fois par les experts et le public.
Malheureusement, Berger mourut en 1960 ; et Jouvenel malgré la création de l’Association Futuribles ne put aller au bout de son projet.
Dans la continuité, un économiste américain, Kenneth Boulding, propose en 1964, dans son ouvrage intitulé « La Grande transition », l’image de la planète comme un engin spatial aux ressources limitées ...
Jouvenel insiste auprès de Lancelot pour découvrir, même de manière posthume, une personnalité qui ne peut que l'intéresser : Gaston Berger, chrétien, industriel, tardivement philosophe, disciple de Husserl qu'il fit découvrir à Paul Ricoeur. Nommé, nouveau Directeur général de l’enseignement supérieur en 1953, il fonde le Centre d’études supérieures de civilisation médiévale de Poitiers ( « Je rêve d’un Centre de recherche et d’enseignement qui s’organiserait ici autour de l’art roman. ») et le dote en 1958 d’une prestigieuse revue : Les Cahiers de civilisation médiévale.
La phénoménologie et l'Histoire
La fille de Lancelot, Elaine propose à la Sorbonne, un exposé sur l’événement historique. Elle va tenter d'y apporter une inflexion phénoménologique, qui va -on le lui prédit - heurter certains universitaires, du moins dans la discipline historique...
Effectivement, l'époque est - chez les historiens - à l'influence prépondérante de L’école des Annales, fondée en 1929 par Marc Bloch et Lucien Febvre ... Cette approche historique critique l'importance donnée jusqu'à présent aux événements politiques et militaires . Elle va se concentrer sur les sociétés, les mentalités et les structures. Elle privilégie la longue durée, plutôt que les événements ponctuels, et minimise l'expérience individuelle. Elle se méfie d'une conscience subjective perçue par des individus. Aussi Elaine et Lancelot, estiment que l'approche des annales aurait tendance à déshumaniser l'histoire, en méprisant les expériences humaines.
Paul Ricoeur avait publié, en 1955, '' Histoire et Vérité '' qui explore notre compréhension de l'Histoire, et par là même interroge le métier d'historien ce qui, évidemment, intéresse Elaine.
Peut-on s'imaginer comprendre l'histoire passée, alors que nous sommes acteurs, et témoins de l'histoire présente ? Nous pensons que les événements passés et présents peuvent peuvent avoir des liens communs, et même s'influencer.
Les ''philosophies de l'Histoire'' ne peuvent-elles pas ''corrompre '' l'historien ; entraîner des biais dans son analyse, je pense en particulier au marxisme ?
Peut-on tout comprendre des événements historiques : quelle par d'irrationnel dans la violence ?
L’historien doit - mais le peut-il – rester objectif ? On pourrait citer divers historiens et leur gestion des sources, des preuves et des interprétations.
L'objectivité repose sur une pensée méthodique, ordonnée et rationnelle. Mais elle ne peut pas être confondue avec celle des sciences physiques ou biologiques.
Ricoeur se méfie d'une histoire qui se prétendrait objective. Elle pourrait le prétendre si elle estimait que seules les structures, les forces et les institutions comptent, s'attachant aux mécanismes impersonnels.
Ricoeur est persuadée que l’objectivité de l’histoire repose sur une « subjectivité de réflexion ». En effet, l'historien interprète en méditant sur l’agir humain, et c'est ce qui rend l’histoire intéressante et pertinente pour notre présent.
Il est nécessaire de considérer les vies, les motivations des acteurs... Ricoeur compare l'historien au juge : les deux recherchent la vérité.
Elaine rejoint Ricoeur, quand il s'intéresse à l'Histoire, parce que les récits, les ''histoires'' façonnent notre compréhension du monde ; elles vont jusqu'à donner un sens à notre existence. L'Histoire participe à la construction de l’identité individuelle et collective et de notre façon dont nous agissons dans le monde...
Pour Ricœur: « L’objet de l’histoire, c’est le sujet humain lui-même. ». Elaine préfère l'idée de se concentrer davantage sur les individus, leurs actions, leurs motivations et leurs choix dans des contextes spécifiques, que sur l'exploration du social.
Ricoeur s'appuie sur la méthode phénoménologique, et pratique l'herméneutique, c'est à dire l'art de l'interprétation des textes, des symboles, des événements.
D'ailleurs, pour Edmund Husserl, lui-même, l’histoire n’est pas simplement un enchaînement d’événements objectifs, mais plutôt un « roman de l’histoire ». Cette expression suggère que l’histoire est tissée de récits, d’interprétations et de significations subjectives. L’idée du « roman de l’histoire » souligne que l’histoire est un récit complexe, avec des personnages, des intrigues et des émotions.
Les historiens, tout comme les écrivains de romans, sélectionnent, organisent et donnent un sens aux événements historiques.
Ceci dit, Lancelot souhaiterait aller bien plus loin dans l'exploration des '' faits et événements passés '' ; précisément encore, bien avant la '' pré-histoire '', et dès la naissance de l'Univers...
Pourquoi cela ? Sans-doute pour exprimer cette idée, selon Teilhard de Chardin, que le '' phénomène humain '' est le fruit de cette histoire : celle de la convergence entre le cosmos, la vie et l’esprit.
L'histoire est le récit d'une réalité qui s'exprime dans la complexification croissante de la matière et la montée en conscience de l’humanité.
Bien-sûr, Teilhard de Chardin propose une vision optimiste de l’histoire, qui tend vers un point oméga où l’homme atteindra son accomplissement spirituel.
L’histoire est, pour lui, une affirmation du monde spirituel et une voie d’épanouissement pour l’homme
La Phénoménologie - 4
Sur notre spirale, nous continuons d'avancer vers le centre...
Lancelot propose une expérience simple : il place sur la table, une pomme, prise dans la corbeille, avec cette question : Qu'est-ce qu'une pomme ?
Elaine joue le jeu et répond : - « C'est un fruit rond, rouge, et jaune. Il se mange, il a un goût sucré et croque sous la dent. »
- Bien... Et, sans-doute qu'un étranger qui n'aurait jamais vu de pommes, aurait une autre représentation ; et sûrement que Socrate ( notre chat... - Pourquoi se nomme t-il Socrate ? - Parce-que l'un et l'autre n'ont rien écrit!) également, le chat ne voit pas les couleurs et ne goûte pas les pommes.
Elaine conclue :- la perception de l'objet est lié à notre corps, à notre relation avec lui. Ils nous semblent des réalités objectives, alors que c'est nous qui définissons ce qu'il sont.
Husserl ajoute que - continue Lancelot - si je ferme les yeux ; j'oublie cette pomme là, et je pense la notion ''pomme'', j'abandonne sa variété, sa couleur... J'en arrive à l’idée, l'essence : pomme.
La représentation mentale d'un objet n'est pas une image objective, elle porte la marque du sujet qui la produit. Cette représentation est dite intentionnelle, elle exprime le sens que j'attribue aux choses.
Husserl prend le parti de s'occuper des ''phénomènes '', pour en extraire les essences. Et avec cet objectif, il propose une démarche de pensée, en quatre étapes :
1 – L'Epoché : je commence par suspendre mes croyances et mes jugements sur l’objet. Je met entre parenthèses tout ce que je sais déjà sur la pomme.
2 – L'Intentionnalité ( note 1): j'explore de quelle façon ma conscience se dirige vers la pomme : la part des sensations, de ma compréhension, de mes interprétations...
Note 1 - « Le mot intentionnalité ne signifie rien d’autre que cette particularité foncière et générale qu’a la conscience d’être conscience de quelque chose, de porter, en sa qualité de cogito, son cogitatum en elle-même. » E. Husserl, Méditations cartésiennes. |
3 – La recherche des essences. En quoi cette pomme est une pomme, peut-être sa fonction d'être.
4 – Retour à l'expérience : comment se construit, la compréhension de cette pomme.
L'exemple de la pomme ne permet pas d'aller très loin dans le cours de cette '' réduction transcendantale '' . Il nous invite à comprendre comment nous connaissons le monde, au-delà des apparences immédiates.
Cette méthode devrait pouvoir s'appliquer à tous les phénomènes mentaux : souvenirs, rêves, valeurs, expérience esthétique, croyances religieuses, relation à autrui.
Husserl aurait dit : « Nous voulons retourner aux choses elles-mêmes (auf die “Sachen selbst” zurückgehen) », ce qui signifie plutôt un retour aux '' actes de conscience'' des phénomènes.
En effet, ''choses'' fait penser à des objets que nous percevons visuellement ; les choses, ici, sont les ''phénomènes'', et ils peuvent être matériels, psychologiques, sociaux, culturels, spirituels... etc Ce pourrait être des objets irréels de notre conscience.
Si le phénomène réclame, de notre part, une suspension ( époché ), c'est parce que nous considérons qu'il est le plus souvent ''voilé''.
Elaine fait allusion à une conférence de Ricoeur, sur la phénoménologie et qui explique bien comment cette méthode peut aussi bien servir un certain réalisme ( la réalité existe indépendamment de notre conscience ), ou un idéalisme comme pour Husserl, peut-être, qui considère que la conscience est au cœur de la réalité et que les objets du monde extérieur sont essentiellement des constructions mentales.
Plus précisément, ses notes prises au cours de cette conférence, reprennent ces mots de Ricoeur :
« A partir de 1907, la phénoménologie de Husserl est dominée par la réduction de l'existence: les objets perdant toute réalité absolue ne sont plus que des vis à vis de conscience, ce '' ne que '' devenait l'essentiel. Dès lors c'est la conscience qui devenait l'absolu et c'était les les objets qui devenaient relatifs, ainsi après avoir été tiré du côté d'un réalisme des essences, la phénoménologie était tirée du côté d'un idéalisme de la conscience ; et si Husserl appelle ''transcendantale'' cette réduction, ce n'était pas par hasard qu'il reprenait le mot Kantien, rappelant par là même qu'il était du côté de l'idéalisme c'est à dire du côté d'une philosophie pour laquelle la conscience est par elle-même, par sa constitution propre, l'origine et la condition de toutes les propriétés des choses. Et pourtant la phénoménologie ne pouvait pas plus virée à l'idéalisme que jadis au réalisme, son thème même de l'intentionnalité qui était son étoile directrice depuis le début, l'empêchait de basculer d'un côté ou de l'autre sous le poids de la méthode. C'est plutôt une voie nouvelle entre l'un et l'autre écueil, que la phénoménologie a finalement tenté de tracer. »
En conclusion, Ricoeur pointait le paradoxe suivant :
« ce paradoxe qui fait qu'il n'y a de monde que pour une conscience, et que pourtant la conscience n'est pas créatrice du monde mais qu'elle est au monde par son corps par toutes ses fibres perceptives affectives actives bref, ce paradoxe qu'il n'y a de monde que pour une conscience mais que pourtant je suis au monde ; voilà le paradoxe qui est finalement au centre de la phénoménologie et qui est sa découverte la plus précieuse. C'est de ce paradoxe que vit aujourd'hui le mouvement phénoménologique ... »
Ensuite, ajoute Lancelot, Heidegger se demande ce qu'est : '' être '' - sachant que '' je suis, donc j'existe '' ne suffit pas – et qu'être pour un homme, est différent de ce que peut l'être pour une pierre ou pour un animal. Heidegger différencie le vivant de l'existant, l'homme se différenciant de l'animal, en ce qu'il est un être qui existe, c'est-à-dire qu'il est présent au monde, à son passé dans le monde ( avoir été) et à son futur sous forme de projet ( être possible), qu'il s'interroge sur son être et qu'il lui incombe de choisir l'existence qui sera la sienne... Heidegger introduite la notion de '' Dasein '' ( être là ) c'est à dire l'ouverture ( Da) à l'être ( Sein). On peut lire également ce passage, ici : 1947 - Martin Heidegger - Les légendes du Graal (over-blog.net)
Sartre découvrant la phénoménologie, affirme '' L’Existentialisme est un humanisme. '' et que ce n'est qu'au terme de mon existence que l'on pourra dire ce que je fus : « l’existence précède l’essence ».
Il semble bien que la phénoménologie soit la philosophie de notre temps...
1967 - Le Monde ne serait-il qu'un spectacle?
La question d'envisager le monde comme un spectacle, a permis à Lancelot, de confronter ses propres réflexions...
Précisément, Guy Debord (1931-1994), dans son ouvrage La Société du spectacle (1967) - considère que notre société où règnent la propagande ( l'information) et l'aliénation ( consommation ) impose une nouvelle réalité : celle du spectacle. Le capitalisme coloniserait notre environnement naturel et humain, par le spectacle. Debord en revient à la Révolution qui nous obligerait à n'être plus seulement spectateur, mais acteur et s'adresse en particulier à la classe prolétarienne, « la classe de la conscience historique »...
Évidemment, cette manière de considérer le spectacle du monde, ne convient pas à Lancelot.
Il revient avec un intérêt non dissimulé, vers Jules de Gaultier (1858-1942). Il le fait avec plaisir, pour la raison qu'il s'agit d'un personnage rencontré par sa mère, Anne-Laure de Sallembier.
Nous étions dans les premières années du siècle ; au Mercure de France, Jules Gaultier tenait la chronique philosophique. Dans le salon de cette revue, Gaultier complétait les notions d'Anne-Laure sur Schopenhauer – auteur à la mode – et l'initiait à la lecture de Friedrich Nietzsche... Elle se souvenait aussi de plusieurs discussions autour de ''Madame Bovary '' de Flaubert ; et de ce qu'il appelait le '' bovarysme ''…. ( Jules de Gaultier – le Bovarysme. - Les légendes du Graal (over-blog.net) )
Le bovarysme, serait la tendance de notre esprit à s'échapper de la réalité, nous préférons nous faire une image faussée, une image du monde et de nous-même, embellie.
Ce qui semble étrange, à Lancelot, c'est que cet état pourrait engendrer une certaine méfiance vis-à-vis de cette illusion. Elle serait pour Gaultier, source de joie et même la substance esthétique de la réalité.
Le caractère bienfaisant du bovarysme serait de permettre à l'individu de réaliser son être propre, de le hausser vers un au-delà que seule la puissance de l'illusionnisme peut lui suggérer.
Gaultier soutient que « le monde est un spectacle à regarder plutôt qu’un problème à résoudre. »
Cependant, clairement, pour Flaubert, le bovarysme est source de terribles souffrances, du fait du caractère inconsistant des êtres et des choses, qui ne conduit qu'à la bêtise. Et tant pis, si une majorité d'hommes préfère contempler cette farce...
En contraste, Arthur Schopenhauer considère que la réalité est illusoire et que l’homme ne peut percevoir qu’une vision déformée du monde. Nietzsche remet en question les notions traditionnelles de vérité et de réalité ; mais il encourage l’individu à affronter le Monde, et même à embrasser la souffrance...
Pour un phénoménologue comme Maurice Merleau-Ponty, le Monde est bien plus qu’un simple spectacle. Il est profondément lié à notre existence corporelle et à notre manière de percevoir et d’interagir avec lui.
Le monde est vécu à travers notre corps, notre interaction avec notre environnement façonne sa compréhension. Il n'y a pas de dichotomie entre sujet et objet, ils sont en constante interaction et notre expérience du monde est toujours en mouvement et en transformation.
La Phénoménologie - 3
Procédons par un autre tour de spirale autour de la phénoménologie.
La phénoménologie est une méthode, une démarche, une attitude ; elle n'est pas une doctrine, une idéologie. La méthode phénoménologique veut démontrer qu'il existe une relation essentielle entre la conscience et le monde.
L'attitude pour observer le ''phénomène'' consiste à le mettre entre parenthèse, à suspendre notre jugement. C'est ce que l'on nomme ''la réduction'', ou ce que Husserl appelle aussi l'Épochè en grec (ἐποχή / epokhế)
« Revenir aux choses mêmes », nous dit Husserl, et pour ce faire, procéder à une « réduction phénoménologique »
Nous avons sous les yeux, deux œuvres essentielles de Merleau-Ponty, Le Visible et l’invisible (rédigés entre 1959 et 1960) et L’œil et l’Esprit, publiés à titre posthume. Remarquablement bien écrits, ce livres restent difficiles...
La discussion qui s'installe entre Lancelot et Elaine, permet d'avancer sur les tours de notre spirale.
- Avec Merleau-Ponty, la pensée est une aventure humaine, il ne s'engage pas à moitié, il veut penser avec tout son corps jusqu'à chercher à définir la vérité...
- Oui, il mêle deux tradition, celle de la raison et celle de la sensibilité.
Descartes pensait se trouver en évacuant le monde : dans la solitude, il reste mon existence... Résultat, le monde est à distance de lui... Merleau s'interroge, si - sans le monde – il peut être lui-même ?
- En effet, c'est une bonne question : Peut-on exister séparément du monde ? Le monde n'est-il qu'un spectacle ?
- Chacun, un jour, ne s'est-il pas demandé : n'ai-je pas l'illusion que le monde existe ?
- Mais que serait un monde que je ne verrais pas ? Un amour que je ne vivrais pas … ?
Et pourtant, même si c'était le cas, j'en ai quand même l'idée !
- Mais... Dans ''l’œil et l'Esprit'' : il écrit : « la science manipule les choses et renonce à les habiter ».
- Il dit aussi, je crois, que le sujet peut par la force de sa raison se servir de ces objets ; il peut faire de la science, prétendre à l'objectivité.
- Encore une question : Comment rencontrer le monde, alors que nous en faisons déjà partie ?
- Notre professeur, nous disait que Merleau est un penseur tragique, ( pas au sens de la catastrophe, mais au sens d'un problème qui ne trouve jamais sa solution ) ; au sens où il faut renoncer ( surtout en politique) à l'absolu.
- Il n'y aura jamais de coïncidence entre le sujet et l'objet. Effectivement il nous faut accepter cette situation de blessure...
Il nous faut reconnaître que le monde n'est pas un spectacle et le sujet n'est pas souverain.
Pour Merleau, le visible a toujours une profondeur, le visible repose sur un invisible. Ce que je vois à un moment du temps, est lié à un avant et à un après et n'a de sens que comme cela..
La Phénoménologie - 2
La phénoménologie, est une attitude philosophique qui peut prendre plusieurs visages. Elle reste vivante et laisse sur le côté, le structuralisme et même l'existentialisme, même si certains auteurs en viennent, comme Maurice Merleau-Ponty mort trop tôt ( en 1961) mais qui reste dans la mémoire des jeunes philosophes qu'il a inspirés.
On retient sa brouille avec Sartre, qui n'acceptait pas sa critique de l'URSS à propos de son impérialisme... Certains, comme Jean-Toussaint Desanti (1914-2002), ont tenté une convergence entre marxisme et phénoménologie.
Lancelot et Elaine citent encore, les derniers Merleau-Ponty ( 1908-1961) (Le Visible et l’invisible, 1964 ; L’œil et l’esprit, 1961), - Paul Ricoeur ( 1913-2005) avec Philosophie de la volonté II, t. 2, La Symbolique du mal, 1960 ; De l’interprétation. Essai sur Freud, 1965), - Michel Henry ( 1922-2002) (L’Essence de la manifestation, 1963) et Emmanuel Lévinas ( 1905-1995) (Totalité et infini, 1961).
Pour tenter de comprendre la méthode phénoménologique, je propose de procéder par la spirale, en effet il est nécessaire de tourner autour pour tenter l'approche..
Réalisons d'où nous partons :
Descartes fonde son raisonnement par l'attitude du doute, ''je doute de tout !'' Le monde ne serait-il qu'un songe, ou la suggestion d'un génie ; dans ce cas, que resterait-il ? Il resterait 'moi'' qui doute. '' Je pense, je suis...
Cette expérience est reprise par Husserl, comme l'évidence de l'expérience vécue, à partir de là on doit tout pouvoir reconstruire... Une fois que nous avons porté notre attention à cette expérience présente, d'être là face au monde. On peut tenter de le décrire de façon très fine. Husserl propose de décrire non pas les choses qui sont censés nous entourer, mais ce que l'on vit des choses
Avec Descartes, si le monde est à distance,.il est naturel à l'homme de vouloir se « rendre comme maîtres et possesseurs de la nature ».
Nous partons d'un dualisme, c'est à dire que la chose est telle qu'elle m’apparaît, elle est pensé comme objet.
Husserl nomme l'objet : ''phénomène''. La chose qui m'est donnée, comme objet, que mes sens situent hors de moi , possède un ''en-soi'' dont je ne sais rien. Je ne connais que son phénomène, sa représentation que m'en donne les sens.
Avec Husserl et la phénoménologie, il s'agit de supprimer la distinction entre ''phénomène'' et ''chose en-soi''
A l'opposé de Descartes, le cogito du phénoménologue est un « être au monde ». Il appartient au monde et doit apprendre à voir le monde.
Un « phénomène » c’est, d’après le grec, « ce qui apparaît ».
On nous dit que ce qui compte, ce n’est pas le paraître, mais l’être. Pourtant le philosophe nous dit : c’est l’apparaître qui compte ; il n’est pas simple apparence, il est l’être vrai. En effet, il ne s’agit pas exactement de ce qui apparaît, il s’agit plus exactement de l’apparaître comme tel, de la manière dont le phénomène apparaît, de la manière dont il se montre, se révèle, se manifeste, de la manière dont il se donne à voir.
Comment cela peut-il se faire ? Comment l'objet pourra ne pas être déformé par les idées, les préjugés, les désirs... ? Comment pourra t-il apparaître dans la vérité ( de son être, si on peut le dire ainsi...) ?
Le phénomène serait l’être même de l’apparaître, et non l’objet.
La Phénoménologie – Edith Stein
Si Lancelot goûte sa retraite solitaire à Fléchigné, il apprécie les visites régulière de sa fille Elaine, qui l'entretient, en particulier, de ses études et de ses recherches.
Cette fois-ci, Elaine tient à partager sa nouvelle découverte : la phénoménologie...
Elle a appris à se douter que ce sera pour son père, l'occasion de faire écho à d'anciennes rencontres. C'est particulièrement le cas ici ; et elle constate que Lancelot l’entraîne dans un périple en Allemagne au début des années trente.
( Cela se passait ici ( suivre le lien) → 1931 - L'Allemagne - 3 – Heidelberg – Edith Stein - Les légendes du Graal (over-blog.net) )
Je rappelle qu'alors, Lancelot partageait sa vie avec une femme au nom de : Elaine de L. ; elle avait été malheureuse par une union désastreuse, et s’accrochait à la religion comme à une bouée au point de penser à la vie religieuse. Après une rencontre ''coup de foudre '', lors d'une soirée mondaine ; elle va entraîner Lancelot, à Meudon, chez les Maritain. Ils ne se quitteront plus, dans les limites de son mariage au début ; et … ensuite, jusqu'à sa mort en ...
En 1929, Paul Desjardins, rencontré à Davos, avait invité Lancelot et Elaine, aux fameuses décades d’été de Pontigny, qu'il animait. C'est en ce lieu, centre de rencontres intellectuelles, qu'ils ont entendu parler du philosophe Husserl et de la phénoménologie présentés par Bernard Groethuysen, allemand ( nationalisé français en 1938), qui parlait également admirablement de Goethe et d'Hölderlin...
Bernard Groethuysen, avec un ouvrage paru en 1926, sur la philosophie allemande, a introduit en France la phénoménologie. Il a fait connaître Husserl (1859-1938) et se prêtait volontiers au questionnement des non-spécialistes...
Dans la phénoménologie, on reconnaît que la connaissance ne repose pas seulement sur de la logique, ou du sensible; mais dans l'activité de la conscience... Husserl, nous disait-il, propose l'expérience de voir, comme s'il s'agissait d'une oeuvre d'art: le phénoménologue pratique ainsi l’épochè. Réapprendre à voir, c'est marquer un arrêt, mettre entre parenthèse le superflu...
La Phénoménologie, observe ce que la réalité laisse paraître... Nous y reviendrons.
Lors de leur voyage en Allemagne, Elaine et Lancelot avaient prévu un rendez-vous avec Édith Stein, comme ils l'avait promis à Jacques Maritain et à P. Desjardins, qui voulaient l'inviter... Ils étaient curieux de rencontrer cette femme de 40 ans, connue par sa carrière de conférencière, faute de n'avoir pu, comme femme, prétendre à un poste universitaire. Elle avait étudié la phénoménologie à Göttingen, et suivi Husserl. Elle avait soutenu son doctorat et devint son assistante, jusqu'en 1918. Sa demande d'habilitation à Göttingen fut refusée, bien que soutenue par '' le maître'', mais parce que ''femme''... A Breslau, elle donnait des cours chez elle, et enseignait au lycée...
Egalement, Lancelot raconte comment en 1952, à Ascona ( Italie) il côtoya pendant quelques jours C. G. Jung, sa femme Emma, et Henry Corbin dont il se mit à l'écoute avec chaque jour toujours plus de curiosité. ( à relire ici : 1952 – Ascona – Eranos – 2 - Les légendes du Graal (over-blog.net) )
Après être partis de la pensée allemande, avec K. Barth, puis Heidegger, Corbin expliqua sa découverte de l'Iran... Et en vint à la Phénoménologie, qui prend en compte tout acte de la conscience, tous : ainsi l'imagination, ou l'amour , bref : tout sentiment participe à la connaissance de l'objet. La connaissance du réel n'est pas seulement affaire de logique, mais l'affaire de l'acte de conscience.
C'est ainsi, je pense – reprend Lancelot – pourquoi les philosophes chrétiens s'intéressent à la phénoménologie. Cette méthode s’applique à décrire la manière dont l'Objet de notre recherche se donne à nous, se manifeste à nous, avant même que nous nous mettions à le considérer comme un objet dans une optique de connaissance.
Lancelot se souvient combien, lui et Elaine, avaient eu du mal à comprendre les tentatives d'Edith Stein à leur expliquer comment elle confrontait Husserl à Thomas d'Aquin, et comment finalement son explication s'était clôt par de grands éclats de rire...
Ensuite, Lancelot apprit à travers sa biographie – proposée par Elisabeth de Miribel et parue en 1954 - qu'en 1933, Edith Stein rejoindra le couvent Carmel de Cologne. Elle et sa soeur – qui l'avait rejoint - quittèrent l’Allemagne en 1938 pour résider au carmel d’Echt, en Hollande.
Sous le nom de Thérèse Bénédicte de la Croix, Edith Stein était devenue ''invisible'' pour le monde... sauf pour les nazis, qui vinrent arrêter Edith et sa soeur le 2 août 1942.
Edith Stein avait écrit au pape Pie XI au printemps 1933 pour l’informer de la situation des Juifs en Allemagne : « Comme fille du peuple juif, qui suis depuis onze ans, par la grâce de Dieu, fille de l’Église catholique » (...) « j’ose exprimer devant le Père de la chrétienté ce qui accable des millions d’Allemands. Des années durant, les chefs du national-socialisme ont prêché la haine des Juifs » et maintenant, « cette semence de haine a levé ».
« Cette idolâtrie de la race et du pouvoir étatique, martelée chaque jour aux masses par la radio, n’est-elle pas une hérésie ouverte ? », demandait-elle. « Ce combat en vue d’éliminer le sang juif n’est-il pas un blasphème contre la très sainte humanité de notre Rédempteur, de la bienheureuse Vierge et des Apôtres ? » Edith Stein précisait que « nous, les enfants fidèles de l’Église, […] craignons le pire pour l’image de l’Église, si jamais son silence durait encore ». Elle prévoyait de plus que le silence « ne sera pas en mesure d’acheter à long terme la paix face à l’actuel gouvernement ». Et si « la lutte contre le catholicisme est provisoirement encore menée avec discrétion », « elle n’est pas moins systématique ».
Edith Stein fut arrêtée avec sa sœur Rosa le 2 août 1942 au Carmel d’Echt et déportée avec six cent quarante Juifs néerlandais baptisés. Ils furent assassinés en 1942 au camp de concentration d’Auschwitz-Birkenau.
Lancelot fut particulièrement touché par la démarche de cette religieuse qui n'est pas entrée au Carmel pour philosopher mais pour vivre avec bonheur la vie quotidienne simple et exigeante d’une petite communauté de moniales vouées à la prière silencieuse, et qui se donne l'objectif, dans cette période de haine, de - selon ses mots - « se tenir devant Dieu pour tous. »
Cependant, Edith Stein reste fidèle à sa recherche qui l’habite au profond de son être. Elle est une chercheuse de vérité, une quêteuse de Graal, devenue, phénoménologue.
De Duras : "Le ravissement de Lol V.Stein"
Après l'installation dans la région d'un émetteur en haute définition 819 lignes, Lancelot achète une télévision (noir et blanc) et peu après bénéficie de la diffusion d'une deuxième chaîne ( RTF Télévision 2 ) diffusée en 625 lignes UHF . La télévision diffuse entre 12 et 14 heures par jour.
Le 9 juillet 1966, a lieu la première diffusion de l'émission Au théâtre ce soir sur TF1, avec à la fin : « Les décors sont de Roger Harth... »
Cette question agite beaucoup de discussions : faut-il s'inquiéter que la télévision puisse tuer la lecture ? Sans-doute pas... N'oublions pas qu'en 1960, en France, très peu de français sont disposés à lire, les statistiques relèvent que seulement 22% seraient des passionnés de lecture.
Finalement, la télévision, participera avec une l'émission du mercredi-soir ''Lectures pour tous '' à gagner l'estime des lettrés et constater l'augmentation de lecteurs... !
Lancelot est très curieux de retrouver quelques visages connus, dans la lucarne disposée sur un meuble du séjour.
Ainsi celui de Marguerite Duras, interrogée par Pierre Dumayet . C'est à propos d'un livre dont la lecture l'a à la fois, agacé et fasciné. Le visage en gros plan, marqué, gonflé, peut-être, d'avoir souffert... Elle chuchote, elle parait si calme. La voix, la diction de Marguerite est singulière, et ses mots, ceux d'un livre qu'elle pourrait écrire.
Elle se confie à la France entière : c'est la première fois, dit-elle, qu'elle écrivait sans alcool, elle avait peur d'écrire n'importe quoi. Elle avait rencontré son personnage, Lol V. Stein, dans un asile psychiatrique, lors d'un bal de Noël, belle, intacte. Pourquoi ce nom : ''Lol'' ? A cause de Loleh Bellon, l'actrice...
Duras à présent s'est retirée à Neauphles ( Seine-et-Oise), avec son fils Jean Mascolo. Ses amis la rejoignent en fin de semaine, dont Edgar Morin, que Lancelot revoie assez régulièrement.
Mais surtout, et, Lancelot applaudit à ce coup de coeur : elle vient d'acheter un autre lieu mythique, l'appartement 105 dans l'ancien palace des "Roches Noires", où Proust - soixante-dix ans plus tôt - y avait sa chambre ( appart 110), face à la grande plage de Trouville.
L’hôtel des Roches noires, paquebot de pierres et de briques : trois cents chambres à l’extrémité est de la plage. Les couchers de soleil, les lectures et les promenades sur le sable ou dans la campagne avec une bande d’amis (dont de futurs écrivains) qui attirent davantage Proust, que les baignades en mer.
C'est là que Marguerite Duras achève au cours de l'été 1963, face à la mer "Le ravissement de Lol V.Stein".
Elle nous raconte l'histoire : « Lol a rencontré Michael Richardson à dix-neuf ans pendant des vacances scolaires, un matin au tennis. Il avait vingt-cinq ans. Il était le fils unique de grands propriétaires terriens des environs de T. Beach. (…) c'est en Angleterre. ] « Il ne faisait rien. Les parents consentirent au mariage. Lol devait être fiancée depuis six mois, le mariage devait avoir lieu à l'automne (…) elle était en vacances à T. Beach lorsque le grand bal de la saison eut lieu au Casino municipal. ( …) Au cours de ce bal, le fiancé de Lol est tombé amoureux d'une femme. De la dernière venue du bal. ( …) c'était minuit, une heure du matin, le bal était à son plein. Et elles sont arrivées les dernières. Et ça a été immédiat entre Michaël Richardson et cette femme. (…) Anne-Marie Stretter. »
« Et Lol a assisté à cet amour... naissant. Elle a vu complètement la chose. Elle a assisté à la chose aussi complètement qu'il est possible. Jusqu'à se perdre de vue elle-même. Elle a oublié que c'était elle qu'on n'aimait plus. Elle était en faveur et avec... cet amour naissant. C'est ça le bal. »
Ceci est le début, et le point central du livre.
« C'est le roman de l'impersonnalité, c'est un état que beaucoup de gens frôlent. »
« C'est l'abolition du sentiment, c'est ce qui m’intéresse. (…) Ce livre... c'est l’obscurité limite, je ne peux pas aller plus loin... »
A notre tour, le lecteur est ''ravi'' par ce livre, par l'écriture, la poésie et par Lol, par son mystère, de ''non-sens''. Cependant, la lecture est souffrante, Lancelot ressent l'échec et peut-être aussi, l'échec de la lecture. Il est nécessaire de le relire.
1966-67 – L'individu, la société et la littérature
Nous nous souvenons de l'hiver 66, à Paris et la Normandie, avec d'abondantes chutes de neige
Nous avons appris que Mr M.I. Marrou s'insurge contre la disparition du latin, et du chant grégorien, dans nos liturgies. Il rejoint l'association '' Una Voce '' avec Ariès, Madaule, Fumet ...etc ; le Symbole de Nicée, dit-il, perdra beaucoup à la traduction... Par exemple : « incarnatus est de spiritu sancto ex Maria virgine. » ?
Né en 1900, Lancelot se dit qu'il a vécu, à la frontière de plusieurs mondes. Celui d'avant-hier appartenait encore à l'Ancien Régime, celui d'hier annonçait l'actuel par les révolutions du XIXème ; celui d’aujourd’hui, lui semble les prémisses du suivant déjà là....
La disparition de notre société traditionnelle, est sans-doute l'un des grands événements de notre histoire.
L'historien Philippe Ariès (1914-1984) note que « c'est sous la poussée de la conscience individuelle que les structures traditionnelles ont sauté ! »
D'ailleurs, n'est-ce pas dans cette direction que la spiritualité de Teilhard de Chardin situe l'avenir de l'humanité ? ….
« Je crois que l’Esprit, [dans l’Homme], s’achève en du Personnel » ( Pierre Teilhard de Chardin, Comment je crois, )
« En vérité, à un tel pic d’Hominisation (ou, comme j’ai pris l’habitude de dire, à un tel Point Oméga), plus moyen de douter que le jeu normalement prolongé des forces planétaires de complexité-conscience ne nous appelle et nous destine » (Pierre Teilhard de Chardin, L’Apparition de l’Homme, 1956 ).
Autrefois... La famille, la seigneurie, la compagnie ou la communauté de métiers comptaient plus que chaque personne; l'Ancien Régime ne réunissait pas des individus, mais des communautés, nous dit Ariès.
Ensuite... L'individu pris de la valeur : - '' L'individu est bon, la société le corrompt '', est un héritage du XVIIIe siècle. D'autant que, l'exode rural, l'embourgeoisement, ont dégradé les relations sociales ; la vie mondaine s'est présentée sans chaleur et sans vie.
Philippe Ariès, cet homme de droite, finalement séduit Lancelot, en particulier quand il donne – par exemple - son opinion sur les prêtres ouvriers, il estime que cette « histoire dramatique » a « un caractère profond » (…) « on ne peut pas ne pas être frappé de la grandeur du conflit et de ses acteurs... » tout en déplorant « les contaminations marxistes... ».
Mais, lui-même se voit en anticlérical de droite, à l'image de ceux qu'il décrit ainsi : « La plupart restent soumis aux pratiques de la dévotion et du culte et entretiennent une grande piété personnelle, mais ils ne peuvent plus voir une soutane (…) ils nomadisent de paroisse en chapelle, de chapelle en couvent, tantôt chassés par un office trop agressif, tantôt attirés par un prédicateur bien pensant. » ( Ariès dans Nation Française, Oct 1962)
Elaine est de l'âge des héros de deux romans, parus tout récemment, dont elle parle avec plaisir :
* Le Procès-Verbal de Le Clézio (1940-, ) : Adam Pollo vit à la périphérie de l'absurde, sauf quand il ne fait plus qu'un avec ses sensations, et la nature. À la fin, l’étudiant est interné...
- Lancelot compare le personnage avec Antoine de ''La Nausée'' de Sartre.
- Elaine conteste : elle y voit une recherche de l'Absolu, ce qui laissait indifférent Antoine...
- Mais quel type d'absolu ? Adam attend le « messie-géomètre arpenteur », il évoque les vertus de la « géométrie plane »... C'est un structuraliste !
- Ou, un existentialiste, répond Elaine : il se révolte et atteint une sorte de liberté jubilatoire...
* et Les Choses de Georges Perec (1936-1982) où les personnages - un couple qui craint de perdre sa liberté - s'ils lisent beaucoup, préfèrent désirer ce qu'ils critiquent, le confort ménager plutôt que de chercher comment transformer le monde. Leur engagement se réduit à lire ''le Monde''...
On parle même de ''culture de poche,'' avec le livre qui se plie à la demande de consommation...
Lancelot, même s'il partage peu de choses avec l'écrivain communiste Aragon (1897-1982), goûte son dernier roman : Blanche ou l’oubli . C'est un roman ''jeune'' ( un ''nouveau roman '' ?) écrit par un vieux ( un roman ''surréaliste'' ?)... Le passé ( Elsa Triolet décédée depuis 12 ans) et le présent s'y entremêlent, également des œuvres de Flaubert, Stendhal...
Le narrateur est bien d'aujourd'hui : Gaffier, traducteur, linguiste, lecteur de Benveniste et de Foucault, et Marie-Noire, jeune fille qu’il imagine,et reconstitue comme étant Blanche, son ex-femme qui l’a quitté depuis dix-huit ans : un roman dans le roman.
Il serait intéressant de rapprocher ''l'oubli'' d'Aragon, qui s'oppose au ''souvenir'' de Proust...
Marcel Proust est à l'honneur depuis 1963, date du cinquantième anniversaire de la parution de « Du côté de chez Swann »
RTF Promotion est devenu France Culture en décembre1963, et propose plusieurs émissions sur Marcel Proust, avec Roland Barthes, Nathalie Sarraute, Duras, Sollers...
Voici quelques notes à partit de l’émission du 09/12/1963, particulièrement intéressante, qui avait eut lieu avec Roland Barthes.
En réponse à la question "comment décider d'écrire", il y voit une aventure découpée en trois actes :
1er acte : un temps perdu par l'écrivain, fasciné par la littérature, mais qui n'y arrive pas...Ce que l'on retrouve dans le narrateur fasciné par la mondanité, qui s'épuise dans des poursuites amoureuses ( Gilberte, princesse de Guermantes ) sans résultats...
2è acte : 1ère révélation : le narrateur croyait posséder des dons littéraires, or à la lecture d'un pseudo passage du Journal des Goncourt qui relate des événements auquel il a participé : il constate que lui, ne sait pas observer... Il renonce à écrire et s'adonne à la frivolité : acceptation du temps perdu
3è acte , celui de la félicité : le narrateur est invité chez les Guermantes : il reçoit alors 3 signes, 3 chocs-souvenirs : les pavés, le bruit d'une cuiller sur un verre, le verre d’orangeade... Trois chocs-souvenirs : prise de conscience du bonheur total dans cette sorte de collusion du passé et du présent, félicité du temps retrouvé : victoire sur la mort ( sens de la vie qui rend la mort acceptable ) Décision : il va renoncer à la frivolité, il va se confier à une vie ascétique, s'enfermer et écrire et entretenir en lui cette félicité...
Dans l'acte d'écrire, le temps est retrouvé. Il sait que la soirée Guermantes sera la dernière soirée mondaine... (un peu comme, avant d'entrer dans les ordres ).
Proust nous donne une leçon avec ces 3 épisodes autour de l'acte d'écrire. - Ecrire c'est poser une alternative radicale : abandonner toute frivolité pour écrire. - Ecrire c'est : être heureux... - Toute écriture est une anamnèse, c'est dégager un essentiel, c'est un retour vers le moi profond.
C'est une très belle lecture de Roland Barthes, que cette leçon que nous donne Proust ; et qui permet de faire un sort à cette mondanité reprochée comme un poncif à Proust.
Il s'agit simplement de l'existence dans le monde, dans un premier temps ; puis d'un retrait du monde, pour tenter d'atteindre un but ( un Graal) , à travers l'acte d'écrire, par exemple.
En septembre 1966, sur France Culture, la voix et les anecdotes livrées par la princesse Marthe Bibesco (1886-1973), amie de Proust, au micro de Claudine Chonez. ; rappelle à Lancelot, les épisodes d'une vie mondaine qu'a connue sa mère, Anne-Laure de Sallembier, à cette même époque :
Par exemple, ici : - En quoi la vie mondaine, contribue t-elle à la Quête … ? - La place qu'y tient l'Art : → Anne-Laure de Sallembier – La Quête et la vie mondaine - Les légendes du Graal (over-blog.net)
ou Proust et le Graal - Les légendes du Graal (over-blog.net)
N'est-ce pas le moment de se replonger dans cette Collection la Pléiade, où sont parus en 1954, 3 volumes d'À la recherche du temps perdu , préfacée par André Maurois, et les notes critiques de MM. Pierre Clarac et André Ferré... ?
Un volume de La Pléiade, n'est pas n'importe quel objet. J’ouvre ce livre, et ce n’est pas n’importe quel livre… Il tient - ouvert - dans la main, je feuillette délicatement les pages de papier bible. Elles sont délicates, elles glissent. Elles se caressent... A l'abri de regards, je plonge mon visage dans sa chair.